Couverture

Emmanuel Bove

LA COALITION

© Librorium Editions 2019

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1.

À U. de S.

En arrivant à Paris, Mme Louise Aftalion, qui était accompagnée de son fils Nicolas, se fit aussitôt conduire chez sa sœur, Thérèse Cocquerel, qu’elle avait perdue de vue depuis plus de quinze ans. Celle-ci occupait, avec son mari, tout près de l’École militaire, un appartement de six pièces situé au cinquième étage d’un vieil immeuble, où le propriétaire, à la fois par goût de rajeunissement et esprit de lucre, faisait installer le confort moderne au fur et à mesure que les appartements étaient vacants, aux fins de doubler les loyers. Ils étaient ridiculement modestes. Ainsi, l’appartement des Cocquerel, dont presque toutes les fenêtres donnaient sur l’avenue Bosquet, était d’un loyer annuel de deux mille francs. Thérèse y avait fait installer une salle de bain dans un cabinet de débarras. Comme il n’y avait aucune fenêtre, en quelques secondes la vapeur ternissait les glaces cependant qu’un nuage s’amoncelait sous le plafond. Le salon se trouvait à un angle de la maison. À cause de cela, ainsi que des longues fenêtres qui descendaient jusqu’au plancher, il était glacial en hiver. Tout ce qui se trouvait dans cette pièce avait une allure provinciale. Un album de photographies à fermeture de cuivre était posé sur une console. Pour l’emplir, Benjamin, le mari de Thérèse, y avait adjoint des cartes postales, des vues qu’il découpait en dedans afin qu’aucun liséré blanc n’en trahît l’origine. Partout traînaient des coquillages, des clochettes, des souvenirs de plages. Deux portraits de Mme Perrier, la mère de Thérèse Cocquerel et de Louise Aftalion, ornaient les murs. « Le pinceau de Bilia savait capter la ressemblance. » Bilia, un ami des parents des deux sœurs, était en effet l’auteur de ces portraits. Il avait été l’artiste immiscé dans une famille, l’artiste dont les Perrier s’enquerraient auprès de tous de la qualité de sa renommée, dont ils cherchaient le nom dans les courriers des arts, dont ils allaient admirer les œuvres aux expositions. Le père n’avait jamais voulu poser, sous prétexte qu’il était laid. « Ton expression est trop particulière pour que je puisse te réussir d’après photographie », disait Bilia. Et, tous les ans, il refaisait le portrait de Mme Perrier. Le peintre habitait alors un grand atelier à Passy où, souvent, la famille Perrier allait le visiter, non sans que mille recommandations n’eussent auparavant enjoint les enfants, Thérèse, Louise, Charles et Marc, à ne toucher à rien. C’était une fête de se rendre chez le peintre. Mme Perrier ne manquait jamais de monter dans sa chambre, aménagée dans la soupente, et, accoudée sur la balustrade, de regarder avec admiration l’atelier qu’elle surplombait. Les murs étaient couverts de toiles, de visages de plâtre qu’elle croyait moulés sur des morts, de pochades comme disait Bilia de ses paysages et croquis.

Du salon on passait, par deux portes qu’un dispositif faisait mouvoir en même temps, dans la salle à manger toute lambrissée et dont le plafond était décoré de caissons auxquels les peintres avaient donné le ton et les nervures du chêne. Après avoir suivi un long couloir sur lequel donnait la cuisine et le réduit où était aménagée la salle de bains, on pénétrait dans la chambre à coucher. La lumière traversant de multiples stores, rideaux, tentures, était douce et rendait cette pièce intime. On devinait que, là, Benjamin devait changer d’esprit, oublier ses soucis et se plaire à des occupations enfantines.

La pièce voisine était celle de la fille des Cocquerel, Edmonde, qui ne l’habitait d’ailleurs pas, car elle était dans un lycée de Saint-Germain. Quant à la dernière chambre qui servait ordinairement de cabinet de débarras, elle avait été aménagée pour recevoir les Aftalion. La bonne avait transporté un divan du grenier pour Nicolas. Un paravent le dissimulait. Dans un placard, une table de toilette de fer, semblable à celles des hôpitaux, avait été enfermée. Comme le broc d’eau n’entrait pas dans ce placard à cause des pieds de la table en forme d’arceaux, il avait été caché dans un coin de la pièce et recouvert d’une serviette.

Thérèse s’était mariée, peu après la mort de son père, avec le secrétaire de celui-ci. Un an après, elle avait eu sa fille Edmonde, et était venue habiter cet appartement où Benjamin était né et ses parents, morts. Aigrie par une vie sans événements, elle vouait à sa sœur cadette une haine profonde. « Je ne suis pas mauvaise », disait-elle, « mais je souhaiterais qu’il lui arrivât quelque chose. Cela lui apprendra à réfléchir. » En effet, elle n’était pas méchante. Il lui arrivait souvent de s’apitoyer sur le sort des malheureux. Sincèrement, elle désirait leur venir en aide. Mais il y avait toujours quelque chose qui lui paraissait l’en empêcher réellement.

Elle défendait âprement son mari. Elle était égoïste, mais pour lui également. Elle vivait en lui avec autant de force qu’en elle-même. C’est ainsi qu’avant de sortir, elle portait sur ses vêtements la même attention que sur les siens. Elle lui préparait des plats compliqués, le prenait par le bras dès qu’ils se trouvaient dehors, parfois même à la maison pour passer d’une pièce à l’autre. Elle voulait que les autres femmes lui enviassent cet homme. Elle avait une façon de les regarder en se serrant contre lui qui semblait dire : « C’est un mari sérieux. Il n’est pas pour vous. » Quand, assise dans leur automobile, elle attendait que Benjamin eût fini de mettre de l’essence, elle éprouvait une satisfaction profonde à le voir occupé et si peu attentif aux gens qui passaient.

Le dimanche, elle le consacrait en partie à s’habiller. Lorsqu’elle était prête, elle sortait avec Benjamin et tous deux allaient écouter la musique dans un café des boulevards. Son mari, c’était l’homme. Il était plus grand et plus fort encore qu’elle. À chaque instant, elle se plaisait à le constater, et aussi à lui reprocher de mettre ses cendres de cigarette partout, de n’avoir point d’ordre, ce qui l’amenait à dire : « Comme c’est désordre, un homme », de ne pas savoir préparer ses repas, ni coudre, d’user ses vêtements plus rapidement qu’elle. « C’est fou comme tu uses. Il faudra que je t’achète des souliers de fer. » Deux fois par semaine, ils allaient au théâtre et soupaient après la représentation. Les veilles de fête, ils dînaient dans de grands restaurants où ils arrivaient, l’un sanglé dans une jaquette, l’autre étincelante de pierres vraies et fausses mêlées. Parfois, ils recevaient des amis. C’étaient des repas qui n’en finissaient plus, au cours desquels elle parlait sans interruption, se fâchait, s’excitait au point qu’à la fin de la soirée elle était si nerveuse qu’elle ne savait plus ce qu’elle disait.

Benjamin était plus calme. Pourtant il ne lui venait pas à l’idée de se formaliser des écarts de sa femme. Au contraire, cette exubérance et cette agitation lui plaisaient. Continuellement, il semblait dire : « Ma femme n’est pas la première venue ». Sous sa neutralité on devinait qu’il n’intervenait que dans les cas extrêmes. Il avait quelque chose de ces hommes placides et forts par lesquels on se fait accompagner aux mauvais rendez-vous et qui, comme tombés du ciel, ne sachant quoi faire de leurs mains, attendent un signe pour vous défendre.

La veille de l’arrivée des Aftalion, il avait longuement parlé d’eux à sa femme. Il voulait qu’on ne pût lui faire le moindre reproche et que tout se passât selon les règles de l’hospitalité. Le sentiment qu’il avait à leur endroit était assez complexe. « Je ne peux pas me faire une opinion avant de les voir », répétait-il depuis plusieurs jours. En effet, il se faisait un point d’honneur à ne point les juger d’avance. La curiosité l’amenait cependant à poser de nombreuses questions à Thérèse : « Enfin, explique-moi comment ils sont ? » — « C’est trop compliqué. Tu les verras », répondait Mme Cocquerel. Elle s’appliquait à n’omettre aucun détail de façon que plus tard tous les torts fussent du côté des Aftalion. La sollicitation de sa sœur faisait qu’elle pensait obscurément : « Je suis vengée » sans pourtant prononcer ces mots qui eussent été trop forts. Ce n’était que l’ombre pâle de cette phrase qui se mouvait dans le fond de son cerveau. « Il y a tout de même une justice », disait-elle à tous moments. Elle avait déjà arrêté son attitude. Elle se montrerait généreuse et bonne envers celle qu’elle avait tant enviée mais, chaque fois que l’occasion se présenterait, elle placerait une petite observation méchante.

 

*

*     *

 

À peine les Aftalion eurent-ils sonné que Thérèse appela son mari et lui dit de venir au salon. Elle s’assit immédiatement et, prenant un livre, fit semblant de lire. Benjamin, s’approchant d’une fenêtre, les mains dans les poches, s’appliqua à regarder avec intérêt le va-et-vient de l’avenue. Quelques secondes après, la bonne introduisait les Aftalion qui, embarrassés, attendaient une bonne parole. Soudain Thérèse se leva et, courant au-devant de sa sœur, l’embrassa longuement cependant que son mari serrait avec force la main de Nicolas.

— Asseyez-vous tous les deux. Il y a une éternité que nous ne nous sommes vus. Que tu es changée Louise, et qu’il est grand, ton fils ! Edmonde ne lui viendrait pas aux épaules.

Cette différence de taille humilia, une seconde durant, Thérèse qui se rappela tout à coup qu’elle était d’une année plus âgée que sa sœur.

— Mais c’est une fille ! observa Benjamin.

— Qu’il est grand mon neveu ! On dirait un homme !

Nicolas baissa les yeux. M. Cocquerel le regarda des pieds à la tête.

— C’est un gaillard… tout d’une pièce…

— Et il est très bon pour sa mère, fit Louise. N’est-ce pas Nicolas ?

Tout le monde s’assit, sauf Benjamin qui, les mains derrière le dos, s’efforçait de prendre l’attitude d’un homme qui s’est distrait quelques instants de ses occupations pour faire plaisir à sa femme. Un silence se fit. Il se tourna et caressa du bout du doigt l’anse sculptée d’un vase pour en sentir le relief. Thérèse jouait avec son collier qui était si long qu’une fronde.

— Alors, tu as fait bon voyage ? demanda-t-elle à sa sœur.

— Nous avons eu la chance d’avoir les coins.

— Tant mieux. Vous avez pu dormir ?

— Nicolas a dormi. Moi je ne peux pas, comme cela, dans un train.

— Tu n’as pas changé. Toujours aussi délicate. Je vais te faire du thé. Quand on est fatigué, il faut boire chaud.

Benjamin s’était approché de Nicolas. Il tourna un moment autour de lui et, finalement, lui adressa la parole.

— C’est la première fois que vous venez à Paris ?

— J’y suis né, monsieur. J’ai même été à l’école ici.

— C’est vrai… j’oubliais. Vous êtes un Parisien. Et vous êtes content d’être revenu ?

— Je suis très content. Je me souviens vaguement de quelques rues. J’aimerais bien les revoir.

— Je comprends cela. C’est toujours amusant de revoir un endroit après des années d’absence. Quand j’étais mobilisé, je pensais souvent à cette avenue, à ce quartier. Et je vous assure que cela me faisait quelque chose quand je venais en permission. Mais alors on n’était pas sûr de revenir.

À ce moment, Nicolas entendit sa mère qui disait à Thérèse : « Il cherche une situation ». Il se tourna. Benjamin l’imita et dit :

— On parle de situation ?

— C’est le jeune homme, fit Thérèse en désignant son neveu. Il cherche une situation, ajouta-t-elle en fixant son regard sur son mari avec une insistance telle que Nicolas sentit qu’elle ne faisait que répéter une phrase qu’elle avait sans doute prononcée de nombreuses fois seul à seul avec Benjamin.

— Ah ! vous cherchez une situation ?

— Il faudrait que je travaille.

— Évidemment… cela vaudrait mieux… Mais savez-vous ce que vous voulez faire ?

— Une place de secrétaire, fit Mme Aftalion.

— Secrétaire de quoi ?

— Je ne sais pas, répondit Nicolas.

— D’un homme politique par exemple, continua sa mère.

— Hé ! vous n’y allez pas doucement. Vous croyez que cela se trouve comme cela ! D’ailleurs, entre nous, il ne gagnerait rien.

— Qu’en sais-tu ? fit Thérèse pour pousser son mari à continuer.

— Si je le dis, c’est que je le sais. Souviens-toi du petit Gérard. Le mal qu’il a eu…

— C’est vrai. Tu as raison.

Puis, se tournant vers sa sœur :

— Mon mari est en relations avec une foule de gens. S’il dit non, c’est que c’est non. Tu ne devrais pas, Louise, te mettre des idées comme cela dans la tête.

— Vraiment. Vous vouliez être secrétaire d’un homme politique ? demanda Benjamin qui de nouveau s’était approché de Nicolas.

— Pas particulièrement.

— Enfin, vous avez bien une idée ? Il faut avoir une idée. Il faut savoir ce que l’on veut. Il y a des cas, je l’admets, où des gens réussissent on ne sait trop comment. Mais c’est l’exception. Un conseil, ne comptez pas là-dessus. La chance, on la prend quand elle vient, mais on s’en passe quand elle ne vient pas. Et on ne s’en porte pas plus mal. Cela me gêne de me poser en exemple, mais tenez, moi, je n’ai jamais eu de chance.

— Tu ne devrais pas dire cela, Benjamin, interrompit Thérèse. Tu n’as pas à te plaindre.

— Laisse-moi finir. Je dis que je n’ai jamais eu de chance et c’est la vérité. Sais-tu ce que c’est que la chance. Regarde les Vidal. Eux, ils ont de la chance.

— Je te dis que tu as de la chance, continua Thérèse, qui tenait absolument à marquer la différence qu’il y avait entre sa situation et celle de Mme Aftalion.

M. Cocquerel devina tout à coup le désir de sa femme.

— Évidemment, reprit-il aussitôt. À côté de certains, j’ai de la chance. Je parlais de réussites exceptionnelles !

— Il ne faut pas te baser là-dessus aussi.

Après avoir bavardé ainsi durant une heure sans qu’une seule fois la conversation prît un tour plus amical, les Cocquerel conduisirent Mme Aftalion et son fils dans la chambre qu’ils leur avaient préparée.

— Ton lit, c’est le grand, fit Thérèse à sa sœur. Ton fils dormira sur le divan. Ma fille a longtemps couché dessus.

— Je vous laisse, dit Benjamin. Il faut tout de même que je travaille.

À peine se fut-il éclipsé que Mme Cocquerel observa :

— Quel bûcheur, Benjamin ! Tu as remarqué, il n’était pas à son aise. Tu verras ce soir comme il sera plus gai. Le matin, s’il ne travaille pas, il est comme perdu. Et il travaille, tu sais. Cela ne consiste pas à faire de la présence. Il faut qu’il dirige, qu’il donne des ordres. C’est lui qui a toute la responsabilité. Avant, on lui téléphonait même chez nous, dans notre appartement. Je n’ai plus voulu cela. Je lui ai dit : « Travaille, c’est entendu, mais une fois chez toi, repose-toi. » Pour ton fils, c’est le meilleur exemple.

— Tu entends, Nicolas ? fit Mme Aftalion pour plaire à sa sœur.

— Bien sûr.

— Mais oui, prenez l’exemple sur lui, fit d’un trait Thérèse que la réponse de son neveu avait légèrement froissée. Il est plus vieux que vous. On peut prendre exemple sur lui. Il y en a qui le font !

— Je ne dis pas le contraire.

Cette phrase, Nicolas l’avait peut-être prononcée cent mille fois dans sa vie. Elle était aussi fréquente sur ses lèvres que merci ou pardon. Elle sortait machinalement de sa bouche. Quand on lui parlait, il s’en servait à tout moment pour répondre.

— Il ne manquerait plus que cela que vous disiez le contraire !

Puis, se tournant vers sa sœur, Thérèse continua à voix basse :

— Mais comment l’as-tu élevé ? Tu lui permets de répondre ainsi ? Tu verras ce que je te dis : vous aurez des histoires.

 

*

*     *

 

Chaque jour, la vie chez les Cocquerel devenait plus pénible. Le soir même de l’arrivée des Aftalion, Thérèse observa après le dîner : « On se couche maintenant. Cela va vous changer. On se couche de bonne heure ici. Vous voyez que la vie de Paris n’est pas tout à fait ce que vous pensiez. » Parfois Mme Cocquerel prenait sa sœur à part et lui soufflait dans l’oreille : « Dis à ton fils qu’il se tienne mieux. À midi encore, il s’est assis avant nous à table. On dirait que tout lui est permis, qu’il est ici chez lui. Tu verras que Benjamin va se fâcher. J’ai beau tout lui cacher, il remarque. Quand on est chez les autres, on a un peu plus de délicatesse. » Benjamin, lui, faisait de même avec Nicolas. « Votre mère s’imagine peut-être qu’elle se trouve à l’hôtel. Vous devriez lui faire comprendre qu’il n’y a pas qu’elle à servir. La bonne ne peut pas tout faire. » Ces observations se faisaient de plus en plus fréquentes. Quand les Cocquerel sortaient, ils fermaient toujours les armoires à clef et, à travers la porte de la chambre des Aftalion, criaient de manière à laisser entendre qu’ils ne tenaient même pas à les voir : « Arrangez-vous pour déjeuner dehors. Nous ne serons pas là. La bonne a sa lessive à faire aujourd’hui. » Si, par hasard, Nicolas arrivait en retard aux repas, Thérèse lui disait : « Mais nous avons cru que vous ne viendriez pas ! »

Un soir, comme elle se trouvait seule avec son fils, Mme Aftalion éclata :

— Non, je ne veux plus rester. C’est un enfer ici.

Nicolas, qui s’était disputé la veille avec sa tante approuva.

— Cela ne peut plus durer. Ils ne peuvent pas nous voir. On leur montrera que nous n’avons pas besoin d’eux. Écoute-moi, Nicolas, il faut que nous allions demain voir Charles. Il a un autre caractère que cela. Nous lui expliquerons notre situation. Il fera peut-être quelque chose pour nous. Si on reste ici, dans un mois, on ne sera pas plus avancé. Et il faut absolument que tu trouves une place. Sans quoi je ne sais pas ce qui va se passer.

— Si cela peut te faire plaisir.

Comme « je ne dis pas le contraire », c’était une des expressions favorites de Nicolas.

— Mais tu me dis cela depuis une semaine et chaque fois tu remets au lendemain.

— Nous irons demain. Je te le jure maman.

— Allons, ne jure pas Nicolas. Tu jures n’importe quoi. On ne sait jamais si on peut compter sur toi.

2.

Ce fut jadis chez Loukomski, un sculpteur polonais, que Louise avait rencontré Alexandre Aftalion, le père de Nicolas. Depuis que Bilia, de son vrai nom Billet, avait affirmé que le sculpteur était un génie, elle s’était déjà rendue deux fois chez ce Loukomski. Il recevait alors les gens les plus divers dans son atelier de la rue d’Alésia. C’était une vaste pièce dont la toiture de verre était masquée par des toiles gonflées de poussière. Des bas-reliefs représentant des scènes allégoriques, des bustes dont les visages grimaçaient, des statues dont les chevelures volaient au vent, dont les vêtements de plâtre se soulevaient ainsi que des écharpes, car c’était sa spécialité que d’entourer ses œuvres d’un vent violent, encombraient l’atelier. Dans la soupente, comme sur une scène drapée de velours noir, un harmonium faisait entendre des chants d’église. Loukomski se plaisait à raconter son histoire. Comme Caruso, comme Inaudi, il avait été berger. Un jour, un banquier anglais de passage avait remarqué les bibelots qu’il sculptait dans du bois et l’avait acheté à ses parents. Depuis, il lui versait chaque mois une mensualité à la condition que le droit de choisir dans les œuvres du sculpteur lui fût réservé. Loukomski affirmait ne pouvoir travailler que dans une sorte d’extase. Se vêtir de broderies étincelantes lui était nécessaire. Parfois il faisait des courses ainsi accoutré, suivi par tous les gamins du voisinage à qui, tous les dix mètres, il lançait quelques sous. Une idée lui passait-elle par la tête qu’il la mettait immédiatement à exécution. Un jour, il se peignait le corps tout entier avec de la dorure et travaillait ainsi. Un autre, il recevait des camarades en leur enjoignant de se taire et, tout à coup, il leur criait : « Allez… allez… hurlez… hurlez… c’est une arène ici… Regardez César… » Et il montrait l’harmonium. Ce n’était pas seulement quand il était entouré d’amis qu’il agissait ainsi. Seul, il se livrait aux mêmes écarts. La nuit il s’imposait de rester des heures dans une attitude de profonde méditation, bien qu’ainsi il s’ennuyât à mourir. Aussi, quand par hasard un camarade quelconque le surprenait dans cette posture, ne se sentait-il plus de joie. En se levant, il disait : « Adieu inspiration. Bonjour ami. » Et il se mettait à danser, à sauter, tellement il était heureux d’avoir été surpris en train de méditer et de pouvoir se délasser.

Louise Perrier avait eu à ce moment vingt-deux ans. Son père dirigeait une importante fabrique d’articles de caoutchouc. Depuis la mode des talons tournants, il avait fait modifier ses machines et en fournissait à toute la France. Ses deux frères, Charles et Marc, étaient plus jeunes de sept et huit ans. Quant à sa sœur Thérèse, l’aînée, elle avait vingt-trois ans. Déjà plusieurs côtés de son caractère rendaient Louise différente des autres jeunes filles. Cependant que Thérèse faisait montre d’esprit pratique, elle, au contraire, se désintéressait de tout et vivait repliée sur elle-même. Pour un rien, elle éclatait de rire ou se mettait à sangloter. Nerveuse et autoritaire, elle ne pouvait supporter la moindre contrariété. Elle jouait un peu de piano mais d’une manière si saccadée que ses professeurs désespéraient de lui faire faire quelques progrès. Il y avait en elle quelque chose de pur et de farouche. Lorsqu’un homme la regardait avec un peu trop d’insistance, elle lui tournait brusquement le dos en haussant les épaules. Puis, quand les circonstances faisaient qu’elle avait à lui adresser la parole, elle ne se souvenait même plus de son geste. Jamais une plaisanterie ou un mot d’esprit ne la déridaient. Ce qui provoquait chez elle des éclats de rire était toujours inattendu. Sa mère assez commune, ses frères bruyants et batailleurs, sa sœur égoïste et coquette, ne manquaient jamais alors de déclencher les moqueries et de la froisser. Un jeu consistait à la maison, à rire à propos de rien.

La famille Perrier habitait une propriété située boulevard Jourdan, toute proche de la porte d’Orléans et de l’usine de son père, qui se trouvait à Montrouge. Ce boulevard longeait les fortifications où les frères de Louise allaient jouer sur les talus et demander, à la porte des casernes, des biscuits de soldats. Celle-ci était d’une pudeur extraordinaire, et d’une timidité qui contrastaient avec le sans-gêne des siens. À la moindre observation, elle boudait durant des jours. C’était pour son père qu’elle avait le plus d’affection. Devant lui, son visage rayonnait. Elle devenait douce et prévenante. Pourtant il arrivait parfois qu’un geste ou qu’une parole la blessât. Une lueur passait alors dans ses yeux. Elle ne parlait plus et ne songeait qu’à gagner sa chambre. Mais l’amour qu’elle avait pour son père était le plus fort. Aussi, se dominant, restait-elle à son côté.

Par certains traits, il ressemblait à sa fille. Depuis que l’ambition l’avait poussé à lancer en France le talon tournant dont il avait obtenu d’une maison allemande le brevet, il était devenu triste et inquiet. Il craignait continuellement que ce talon ne cessât de se vendre et de penser que sa propriété, les dots de ses filles, le bonheur des siens, reposaient sur un goût du public, le rendait malade. Il avait horreur des hommes et l’idée qu’il était à leur merci, qu’un caprice de leur part pouvait le ruiner, le tracassait sans cesse. À tout instant, il croyait remarquer des signes de lassitude dans sa clientèle. En rentrant chez lui, il souffrait que ses enfants innocents s’amusassent, que sa femme l’embrassât. Tout de suite après le dîner, il s’enfermait dans son bureau. Là, il vidait ses poches, ouvrait les fenêtres, cachait les dossiers, fermait la bibliothèque et les tiroirs, et portait les clefs sur la table du vestibule. De retour dans son bureau, il essayait alors d’oublier qui il était et de se mettre à la place du public. « Enfin, quand un objet me donne satisfaction, est-ce que je continue à l’acheter ou bien est-ce que je cesse ? Quand mon porte-plume réservoir sera usé, je m’en procurerai un autre. C’est évident. Mais pour les talons, est-ce la même chose ? J’en suis content, c’est entendu. Mais je ne suis pas habitué à eux. Je ne pense pas à les changer tout de suite. Puis j’oublie qu’ils existent. Au fond, ce n’est qu’une mode. » Ses affaires marchaient pourtant fort bien. À aucun signe, on ne pouvait prévoir une baisse quelconque. Mais la neurasthénie qui couvait en lui était la plus forte. Le spectacle du bonheur des siens lui devenait intolérable. Il avait continuellement l’impression de les tromper, de les berner, de leur réserver des malheurs. À cause du remords que cela lui causait, il ne put bientôt plus supporter leur vue. Quand il rentrait, il fallait qu’aucun domestique ne se trouvât sur son passage. Car seulement de les voir, il s’imaginait que le jour était proche où il ne pourrait plus régler leurs appointements. Il se faisait servir ses repas dans son bureau. Encore fallait-il que ce fût une femme de ménage que l’on payait tout de suite qui les apportât. La nuit, il ne dormait presque pas. Il arpentait son bureau de long en large. Parfois, il se rendait sur la pointe du pied dans les autres pièces, touchait tous les bibelots sur son passage. Quand il les soulevait à peine, il lui semblait, par un effort d’imagination, qu’il les emportait. Puis, devant la première grande glace, il s’arrêtait. Après s’être assuré que personne ne le guettait derrière une porte, il tirait une cigarette de son étui, la mettait au coin de sa bouche, enfonçait les mains dans les poches de son pantalon, courbait le dos, faisait un rictus et restait plusieurs minutes à se regarder dans cette pose d’apache.

Le jour où Louise rencontra Alexandre chez Loukomski, une scène avait éclaté après le déjeuner entre son père et sa mère. Celle-ci lui avait reproché de rendre la vie intenable. Louise avait voulu prendre la défense de son père. Mais Mme Perrier l’avait sèchement remise à sa place. « Tu es ma fille… tu n’as qu’à te taire... » Sur cette parole, Louise était sortie en claquant les portes. Dehors, ne sachant à quoi employer le temps, elle s’était soudain souvenue du sculpteur chez qui elle avait déjà rencontré de nombreuses gens et qui lui avait dit avec emphase : « Chez moi, c’est tous les jours comme cela ! »

 

*

*     *

 

L’enfance la plus misérable qui puisse être fut celle d’Alexandre Aftalion. Cela avait été dans une bourgade qui se trouvait à une centaine de kilomètres de Sofia qu’il était né. Quatre garçons et deux filles emplissaient déjà de cris la masure de ses parents. Seuls grandissaient les enfants à qui une constitution robuste permettait de supporter les privations et les rigueurs du climat. Sa mère, quelques semaines après la naissance de son fils, n’eut plus de lait. Des farines à l’eau, pleines de grumeaux, alimentèrent Alexandre. Elles cuisaient dans une casserole de fer, la même pour toutes les pâtées, enduite d’une croûte solide et sillonnée à l’extérieur de traînées sèches. Hiver comme été, Alexandre était vêtu d’une espèce de sac d’où, par des ouvertures, sortaient ses membres. Jusqu’à six mois, il pleura presque sans interruption. Mais personne ne s’en souciait si bien que, par entêtement, ses pleurs dégénéraient en accès colériques, puis en des convulsions qui duraient tant que ses forces ne le trahissaient point. À la fin, il s’évanouissait. Tout seul, soit sur la paille de l’étable, soit sur des hardes, il revenait à lui. Ses mains battaient l’air. Un léger tremblement l’agitait. Avec une expression d’étonnement, il cherchait au-dessus de lui un visage familier. Puis, brusquement, il poussait des cris de terreur. Ses doigts aux os encore tendres se crispaient. Comme chez les enfants qui ont grandi seuls, que personne n’a préservés des tics, auxquels on n’a pas répété sans cesse : « Ne fais pas de grimaces », un coin de sa bouche se tordait, rappelant d’un seul coup de quelle chair fragile il était fait. Des veines, dont la grosseur frappait dans un corps si neuf, sillonnaient son front. Et il retombait en convulsions. À la longue, comme on ne s’inquiétait pas de lui, ses crises s’espacèrent. Couché sur le dos, il regardait le ciel, durant des heures, de ses yeux tristes. Les mouches couraient sur sa peau sans qu’il pleurât. Le froid et la chaleur le laissaient indifférent. Ses traits fripés, ses gestes où n’entrait aucune grâce et qui s’achevaient comme ceux d’un homme, faisaient songer à quelque nain vieilli. Quand il pleurait, on eût dit des lamentations douces et monotones. Sans défense sur la terre, il semblait attendre une délivrance du ciel. Des chiens le léchaient, se couchaient le long de son corps ou sur sa poitrine. Il ne les craignait pas. Machinalement, il jouait avec eux et, quand leur poids le gênait dans sa respiration, se défendait, les repoussait sans crier, n’attendant un secours que de lui-même. Son premier sourire, personne ne le vit. Étendu sur un grabat, mangé de vermines, il s’était soulevé. Ses yeux s’étaient soudain portés vers une fenêtre où le ciel était bleu et un sourire, à peine perceptible, aussi léger qu’un souffle, avait erré sur son visage maigre et sale. Plus tard, on se butta contre lui partout. Il se déplaçait à quatre pattes, avec une agilité extraordinaire, allant ainsi aussi vite que s’il eût couru et ce ne fut que quelques années après qu’il se décida à marcher, non sans que, longtemps encore, au moindre fait imprévu, il ne se remît à terre. Il mangeait ce qu’il trouvait, suçait des pierres, buvait de l’eau croupie. Quand sa mère le surprenait, elle le frappait tellement que plusieurs fois elle le laissa sans connaissance sur le sol. À la suite de ces brutalités, des querelles furieuses éclataient entre ses parents. Les enfants se sauvaient. Durant des heures, la masure retentissait d’injures. Finalement on allongeait Alexandre sur une sorte de lit et son père lui jetait à la figure des terrines d’eau.

 

*

*     *

 

Un soir, quelques années plus tard, vers onze heures, une voiture s’arrêta devant la masure des Aftalion. Les ruisseaux étaient gelés. Une neige épaisse recouvrait les plaines. Le ciel étincelait de mille feux. Un homme gras, vêtu d’un manteau de fourrure, les yeux presque cachés sous une toque, en descendit non sans peine et entra dans l’habitation. C’était un marchand du nom de Léon Seelig. Il tenait, dans un quartier populeux de Sofia, un important magasin de comestibles. À la vue d’Alexandre qui s’était levé pour chercher du bois dans une sorte de hangar, il s’écria : « Ça n’est pas encore en apprentissage ? Ça ne gagnera donc jamais d’argent. » Puis, se tournant vers le père Aftalion, il ajouta : « Confie-le-moi, ton fils. Il a l’air solide. Avec ce qu’il gagnera chez moi, il te nourrira toi et les tiens. »

Alexandre avait alors une quinzaine d’années. Il ne savait ni lire ni écrire. À peine pouvait-il s’exprimer. Comme une bête, il reculait dès qu’on l’approchait. Cependant que ses aînés servaient tous dans des fermes ou aux bourgs des environs, il restait, lui, auprès de ses parents dans un état voisin de l’idiotie.

En arrivant à Sofia, il eut l’impression de pénétrer dans un paradis. L’admiration l’empêchait de penser. Comme l’enfant à qui échoiraient au même instant tous les jouets de la terre, il demeurait frappé de stupeur. Sur chaque statue, sur chaque tramway, sur chaque devanture, son regard se posait une seconde. Cette ville étincelante de lumière et des mille et mille paillettes de la neige, était à ses yeux semblable à ce monde qui se trouvait derrière le ciel et auquel, allongé sur le dos, au milieu d’un champ, il avait rêvé tant d’heures. Les palais, les églises, les dômes, les campaniles, se dressaient autour de lui comme autant de lieux vides, sans intérieur, plantés au hasard dans le seul but d’éblouir. Sous des arcades de bois, des passants emmitouflés se promenaient. Les uniformes, les jardins, les attelages laqués trottant avec un bruit de clochettes, le transportaient d’extase. Tout ce qui jusqu’à ce jour avait adouci sa vie, le ciel bleu, les fleurs, le soleil, fondait dans son souvenir pour laisser place à un bonheur plus discipliné qu’il sentait que certains devaient toucher, qui lui apparaissait comme celui des hommes. C’était la révélation d’une joie qu’il avait devinée au-dessus de la vie chaude et informe de la nature. Assis à côté du marchand, il avançait dans un vacarme vibrant de cris, de sonneries de cloches, laissant derrière lui des ponts de pierre blanche, des places dont la neige était sillonnée de chemins. Ses yeux, ouverts par le ravissement, n’apercevaient plus qu’une nappe bleue que, parfois, une réverbération éblouissante traversait en ligne droite comme une fusée. Cette ville, pour lui, continuait sans fin, et il imaginait au delà de l’horizon, des monuments toujours et toujours plus beaux.

Mais le marchand s’engagea dans un dédale de rues étroites. Peu après, il s’arrêta devant une maison basse, aux murs décrépis, à la porte de laquelle se balançait un écriteau. Il se leva, fit quelques pas en sautillant pour se dégourdir, puis alla ouvrir, sur un côté de la maison, une grande porte à deux battants. Comme Alexandre était resté allongé, il lui cria : « Lève-toi, fainéant. Qu’est-ce que tu attends ? Aide-moi… » Léon Seelig était un homme de cinquante ans. Aucun bon mouvement ne lui paraissait sincère. Tout homme qui lui parlait cherchait avant tout à le duper. Le raisonnement suivant venait alors à son esprit. « Même si je veux son bien et que je lui promette de l’argent, il en désirera le double. Et même si je lui donne ce double, il cherchera à me soutirer le double de ce double. » L’intérêt seul le dominait. Selon lui, il n’était pas un être sur terre qui n’agît autrement que dans un but intéressé. Pour trouver un mobile égoïste à tous les actes, il n’y avait pas plus ingénieux que lui. Les mendiants étaient tous des malins ; les amoureux, des imbéciles ; les courageux, des farceurs ; les honnêtes gens, des dissimulateurs. Ainsi, lorsqu’un voisin lui apprenait en pleurant la mort d’un parent, il souriait sans oser pourtant prononcer autre chose que quelques monosyllabes : « Hé… hé… hé… » Un père lui racontait-il qu’il adorait son enfant, qu’il ricanait : « C’est pour les vieux jours, hein ? »

À partir de ce jour, une vie de forçat commença pour Alexandre. Levé bien avant l’aube, il faisait tous les plus gros travaux, se couchait tard dans la nuit. Quand il demandait, entre les heures des repas, un morceau de pain, Seelig lui disait : « Tu as déjà faim ! Mais gagne-le ton pain, avant de le manger. » Si, par hasard, il avait un moment de répit, il s’asseyait dans un coin et s’endormait. Quelques minutes après, des cris et des jurons le réveillaient en sursaut. Titubant encore de sommeil, il se précipitait dans la cour et, dans son affolement, ne sachant quoi faire pour travailler, se mettait à pousser la première caisse, le premier tonneau qui se trouvait devant lui. Mais la colère de Seelig le harcelait encore : « Idiot, ce n’est pas cela qu’il faut faire. » Épouvanté, il s’élançait vers la fontaine et emplissait d’eau un seau, cependant que le marchand criait que ce n’était toujours pas cela qu’il fallait faire, obligeant le commis à trouver seul son travail, et cela parfois durant une longue demi-heure. Sa femme et son fils se joignaient à lui pour insulter Alexandre qui, à la fin, perdant complètement la tête, se jetait successivement sur toutes les tâches qui lui étaient réservées, ne s’arrêtant à aucune de peur que ses maîtres eussent encore crié : « Non, ce n’est pas cela. » Quand la pompe était gelée, Alexandre cherchait l’eau au fleuve. Comme si de rien était, il devait laver la cour, le plancher du magasin. S’il économisait un seau pour s’épargner un voyage, Seelig lui disait : « Ça coûte donc de l’argent, l’eau ? » Il étrillait les chevaux, enlevait la neige devant la maison. Lorsque enfin il rentrait, il trouvait le fils du marchand, un jeune homme de son âge, assis près du feu et qui, lui montrant une tartine de pain grillé, lui disait : « Ce n’est pas pour toi. »

Un événement inattendu mit fin à ce martyre. Un an après son arrivée à Sofia, Léon Seelig chargea Alexandre de faire des courses et d’effectuer à la fin de la semaine de petits encaissements. Un samedi, sa tournée terminée, Alexandre qui avait pris le chemin du retour s’aperçut tout à coup qu’il avait perdu une pièce d’argent d’une valeur de cinq francs. D’abord il ne le crut pas. Il compta son argent, le recompta. Elle manquait en effet. Quand la nuit tomba, il s’achemina enfin vers la demeure du marchand.

« C’est toi, voleur ? » fit le marchand à la vue de son commis. Alexandre s’avança : « Qu’est-ce que tu faisais là ? » La lumière qui venait de l’intérieur de la boutique éclaira le visage pâle d’Alexandre. Il était prêt à tout endurer. « Donne l’argent ! » Il tendit la sacoche. Puis, lorsqu’il en fut séparé, qu’il la vit dans les mains du marchand, il se sentit baigné de soulagement et comme remonté. Il balbutia : « Il manque une pièce… je l’ai perdue. » Léon Seelig regarda son commis avec stupéfaction : « Tais-toi. Tu ne sais pas ce que tu dis. » À ce moment, Ida Seelig entra dans le magasin. À sa vue, le marchand qui comptait l’argent oublia où il en était et brouilla toutes les pièces. « Ce vaurien prétend qu’il a perdu de l’argent… Je finirai par le croire. » Elle posa son regard sur Alexandre : « D’où sort-il ? » « Ne parle pas… je compte… » fit Léon Seelig qui venait de recommencer à empiler les pièces. Sa femme s’assit sur le banc destiné aux clients. La boutique était silencieuse. Au bout de quelques instants, le marchand se tourna vers le commis qui respirait avec peine : « Il manque une pièce. »

Alexandre leva les yeux. Il vit les joues de son maître rougir et comme s’enfler. Il le vit se lever, s’avancer vers lui, si changé que durant un instant il ne le reconnut pas. La colère avait modifié son expression. On eût dit que ses yeux se fussent agrandis, que son visage eût vieilli, que sa démarche ne fût plus celle de la vie quotidienne et ressemblât à celle d’un homme redevenant mortel au moment où l’édifice élevé en vingt années de labeur s’écroulerait. Une terreur folle serra la gorge d’Alexandre. Il recula instinctivement. En l’espace d’une seconde, il se rendit compte que le fils de son maître qui eût pu le rattraper à la course n’était pas là. Il recula encore. La porte était entr’ouverte. Avant même que le marchand eût prononcé un mot, il s’enfuit soudain comme un fou dans la rue. Des clameurs, des appels, des cris, vinrent à ses oreilles. Il les perçut de moins en moins distinctement et, comme il venait de tourner dans une ruelle obscure, il se trouva environné d’un lourd silence.

 

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Après avoir vagabondé deux ans sur les routes, Alexandre arriva à Vienne. Ce fut dans cette ville qu’il fit une rencontre qui bouleversa son existence. De pâles rayons éclairaient le ciel. C’était une de ces après-midi tristes où l’on sent que la terre repose, qu’aucune fièvre ne l’agite, que les vies les plus mouvementées sont momentanément calmes. Alexandre avait déchargé tout le jour des sacs de grains. Le dos meurtri, les mains engourdies, les ongles écrasés d’avoir serré tant de sacs pour les maintenir sur ses épaules, il suivait une rue populeuse à la recherche d’une chambre lorsqu’un homme de trente ans peut-être, vêtu de noir, le regarda avec insistance. Il portait, sous un bras, quelques livres. Une barbe blonde encadrait son visage aux yeux bleus et naïfs. « Tu ne sais peut-être pas où aller ? » Alexandre fixa son regard dans celui de l’inconnu. Une expression de droiture et de douceur le rassura.

« Je cherche un endroit pour dormir. »