Couverture

Tristan Bernard

SECRETS D’ÉTAT

© Librorium Editions 2019

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I

Les événements singuliers que je me propose de relater ici sont à la vérité trop graves et trop récents pour que je puisse donner des noms réels aux personnages de cette histoire, et au pays où elle s’est passée. Je dirai seulement que l’État dont il sera question ici – et que nous appellerons la principauté de Bergensland – se trouve dans l’Europe centrale ; sa capitale – nommons-la Schœnburg – est une ville très importante, dont la population dépasse de beaucoup le chiffre de deux cent mille habitants. Je donne ici un nombre très au-dessous du nombre réel, afin de ne pas fournir de trop claires indications.

Il est assez curieux que j’aie été amené à occuper dans cette ville une situation élevée, moi qui avais végété au quartier Latin en donnant des leçons de français à un seul élève, un jeune homme borné et paresseux, qu’une riche famille de snobs lançait de force dans le journalisme mondain.

Chaque mois, mon élève me remettait dix louis sur les trois cents francs que sa mère lui allouait pour ses leçons. Je lui libellais un reçu de trois cents francs qu’il montrait à sa famille. J’avais commencé, par un scrupule de conscience un peu hypocrite, par exiger qu’il vînt chez moi trois ou quatre fois par semaine. Les premiers jours, j’avais essayé consciencieusement de lui donner une leçon, mais, devant son air rébarbatif, je pris le parti de lui lire à haute voix de bons auteurs, de façon à perfectionner son style.

Je feignais de ne pas voir qu’il dormait, et je lisais pour moi, ce qui était assez agréable. Ainsi, je touchais une faible somme qui m’aidait à vivre, je me perfectionnais dans l’étude de nos classiques, et mon élève, tout en augmentant sa pension de cent francs, se reposait de ses nuits de fatigues. Jamais trois cents francs ne furent mieux employés.

Cependant j’aurais bien voulu trouver un autre emploi pour m’assurer une existence moins étroite. J’avais toujours avec moi quelque compagne à qui j’étais attaché par la faiblesse de l’habitude. Cent francs par mois, ce n’est pas lourd pour un garçon de vingt-six ans qui aime les femmes, et qui ne veut pas trop être aimé d’elles.

Je prenais mes repas dans un petit restaurant de la rue Saint-Jacques, où la pension coûtait cinquante francs par mois. La nourriture n’y était pas très bonne, mais je restais fidèle à cet établissement auquel me retenait – je dois le dire – un arriéré continuel. J’ai longtemps maudit cet arriéré… La Providence avait son idée. C’est, en effet, dans ce restaurant que je fis la connaissance d’un petit tailleur allemand…

Il se nommait Karl Merck, il était de Carlsruhe. Après avoir séjourné pendant trois ans dans le Bergensland, il était venu s’installer depuis quelque temps à Paris. J’avais horreur de cet homme, je détestais son empressement, ses amabilités, d’autant que je ne lui accordais aucune importance sociale…

Ce fut pourtant ce personnage négligeable qui fut l’aiguilleur de mon destin, et, de la voie de garage herbue où je végétais, me dirigea sur la grande ligne où passe le rapide, et qui va loin.

Il avait des relations avec un secrétaire de l’ambassade, chez qui sa sœur, je crois, était placée comme gouvernante. Le secrétaire, que son gouvernement avait chargé de chercher un jeune Français pour tenir là-bas un emploi de confiance, s’était adressé à lui, à tout hasard, faute sans doute d’avoir des relations suffisantes en dehors du ministère français des Affaires étrangères, à qui il valait mieux ne rien demander. On leur aurait envoyé quelqu’un qu’ils auraient été forcés de garder, même s’ils avaient été mécontents de ses services, ou s’ils n’avaient pas été tout à fait sûrs de sa loyauté.

J’allai donc un matin en compagnie de Karl Merck à l’ambassade du Bergensland. Je m’efforçais de n’être pas trop aimable avec le tailleur, afin de ne pas trop m’apercevoir du contraste de mon attitude actuelle avec ma froideur passée.

C’était très gênant de marcher dans la rue avec lui, parce qu’il était extraordinairement petit, et qu’il avait la manie de se mettre toujours au pas. Je me souviens que, pendant tout ce trajet, je fis mon possible, sans en avoir l’air, pour contrarier cette manie…

Nous arrivâmes à l’ambassade, et sur un mot que tendit Karl Merck au domestique, on nous introduisit auprès du secrétaire, qui me fit subir un petit interrogatoire sur ma famille, et sur mon instruction. Puis il m’accompagna chez « le patron ».

Je me trouvai en présence d’un homme très grand, complètement rasé, qui ressemblait à un énorme garçonnet. Le secrétaire lui répéta tous les renseignements sur moi-même que je lui avais fournis. Le grand petit garçon répétait sans cesse : « Oui, oui, » en hochant la tête avec nonchalance.

— Eh bien ! dit-il, d’une voix condescendante et fatiguée, qu’on lui donne trois. Oui, oui ! faites-lui donner trois… Monsieur Humbert, me dit-il, trois mille francs je vous fais remettre… Ceci, pour les frais de votre départ… Puis il se leva et alla, sans mot dire, appuyer son front contre la vitre de la haute croisée.

L’ambassade était installée dans un vieil hôtel du faubourg Saint-Germain. Les pièces étaient très hautes et très austères. Quand l’ambassadeur fut resté quelques instants à la fenêtre, il revint, reprit place derrière son grand bureau, inclina la tête, les yeux fermés, en faisant la grimace comme quelqu’un qui souffre des dents pendant son sommeil ; puis il me regarda, les yeux brusquement grands ouverts :

— Cette mission que vous avez n’a pas un caractère secret… Non, non… mais cependant, bien évidemment, monsieur Humbert, il vaudrait mieux, en tout cas, ne pas parler à droite et à gauche…

Chaque fois qu’il disait : monsieur Humbert, il aspirait fortement l’H, sans qu’on pût voir si c’était par mépris ou par politesse.

Puis il se mit à échanger quelques mots avec le secrétaire, qui lui donnait le titre de « prince ».

On me remit donc trois mille francs, sur lesquels je voulus laisser trois cents francs au petit tailleur, mais il n’accepta rien. Je ne sais pas s’il touchait quelque chose de l’ambassade, je ne le crois pas. Je suis persuadé qu’il agissait ainsi par pure obligeance. Il aimait rendre des services aux gens, mais il était d’un physique tellement peu avenant qu’on ne lui en savait aucun gré.

Il y avait bien longtemps que je n’avais eu à ma disposition une somme aussi importante. À la vérité, mon chiffre de dettes était presque aussi élevé. Mais ces dettes criardes, aussitôt que je fus nanti du numéraire, cessèrent de crier comme par enchantement.

J’écrivis à mes créanciers des lettres posées, par lesquelles je les remettais paisiblement au semestre suivant pour un acompte. J’allai dans un grand magasin, où j’achetai du linge, des habits et des chaussures, afin de faire bonne figure à la Cour. Je trouvai au rayon de costumes d’homme jusqu’à une culotte courte en drap blanc pour la tenue de gala.

Le secrétaire d’ambassade m’avait bien recommandé ce détail. Et j’achetai dans un café de la rue de Vaugirard une épée qu’un garçon me vendit. Il l’avait eue, je crois, d’un étudiant qui lui devait de l’argent, et il affirmait que c’était la propre épée d’un homme illustre dont le nom, à vrai dire, tel qu’il le prononçait, était inconnu, mais pouvait bien être celui, passablement altéré, de M. de Talleyrand.

Le tailleur me confia un petit livre où j’appris quelques rudiments de la langue de Bergensland, qui ressemblait d’ailleurs beaucoup à l’allemand.

Après avoir fait mes adieux à ma petite amie actuelle, qui travaillait dans les modes, et lui avoir remis une certaine somme, pas très importante d’ailleurs (quatre-vingts francs), je pris le Nord-Express, où mon voyage était payé.

II

Comment tout cela allait-il finir ? Je me disais que c’était une aubaine extraordinaire, mais je ne voulais pas trop y réfléchir : j’avais peur. J’avais beau être tombé, avant ces événements, à une condition si humble que tout changement d’existence ne pouvait être qu’avantageux, je me sentais effrayé par l’aventure, par l’inconnu. J’ai toujours été un jeune homme tranquille, et si je suis devenu un bohème, ce n’est certes pas par goût : c’est plutôt parce que ma famille s’était trouvée ruinée et que j’étais assez paresseux ; mes penchants véritables me faisaient désirer une existence régulière et calme où, très loin devant soi, on aperçoit une route monotone, mais sûre.

J’avais été élevé dans la peur des tournants et de l’imprévu.

J’étais, depuis quelques heures, installé dans le train. Nous approchions de la frontière d’Allemagne. Je m’étais levé à diverses reprises pour regarder le pays que je ne connaissais pas. Ce n’était pas précisément par curiosité, mais plutôt par un besoin raisonnable, impérieux et légèrement fatigant, de ne pas laisser perdre un spectacle nouveau pour moi. Mes yeux s’ingénièrent à admirer ces campagnes et à leur trouver quelque différence avec d’autres points de vue que déjà, au cours d’autres voyages, j’avais consciencieusement admirés.

Pendant un petit congé d’inattention que je m’accordais, je vis, en regardant à mes côtés, un jeune homme qui semblait chercher à me parler. Il était mince et de haute taille. Ses cheveux blonds pâle, presque blancs, avaient la même couleur que sa peau, et s’en distinguaient seulement par leur reflet soyeux. Le jeune monsieur me déclina ses nom, titre et qualités : Henry, comte de Tolberg, troisième secrétaire d’ambassade du Bergensland. Il m’avait aperçu à la légation, le matin où j’y étais allé avec Merck. Il se rendait dans le Bergensland, où il allait passer de petites vacances.

Le comte de Tolberg parlait le français avec un léger accent, mais de la façon la plus correcte. Il mit la conversation sur les théâtres de Paris, particulièrement sur les petits théâtres. Je lui répondis de mon mieux. Je n’avais été dans aucun de ces endroits depuis plusieurs années, mais je pouvais néanmoins en parler, d’après ce que j’avais lu dans les journaux. Puis le jeune comte me donna des détails sur la Cour du Bergensland. Il me parla du roi. Le roi du Bergensland, d’après le comte de Tolberg, était un homme fort intelligent et un peu original. Il se cloîtrait pendant des semaines dans un pavillon de chasse, se contentant de voir ses ministres de temps à autre. Quelquefois il se murait pendant des semaines, sans se montrer à une autre personne qu’à Herner, son « premier ».

— Le peuple, ajouta le comte de Tolberg, ne le voit jamais, mais ce qu’il perd en affection, il le gagne en prestige. C’est un roi mystérieux. On le vénère, on le craint un peu comme un personnage légendaire.

Dès qu’il ne parlait plus de Paris et qu’il ne se croyait pas obligé d’affecter la frivolité française, le jeune comte me paraissait un esprit bien plus charmant et plus profond.

— Le « premier », ajouta-t-il, le baron de Herner, passe aux yeux de bien des gens pour le véritable roi, et, au juste, c’est le roi qui fait de lui tout ce qu’il peut être. Herner a la bride libre, mais on ne la lui lâche pas. Et on peut très bien lui retirer la faveur royale. D’ailleurs, Herner sait à quoi s’en tenir sur la haute valeur du roi. Ce Herner, vous le verrez très souvent. Vous serez en rapport direct avec lui. Grande puissance intellectuelle, mais peu de charme. Très peu de ces qualités de sentiments qui rendent une intelligence agréable.

C’était vraiment un peu étonnant de voir ce jeune diplomate, qui me connaissait depuis une heure, me parler avec autant de liberté des choses de son pays et s’exprimer aussi franchement sur le compte du premier ministre, personnage considérable que j’allais approcher et à qui je pourrais – en savait-il quelque chose ? – rapporter ses paroles.

Mais le comte de Tolberg avait très bien compris que je ne le trahirais pas. Il avait eu en moi une confiance spontanée qui me rapprocha singulièrement de lui.

— Vos fonctions, me dit-il encore, vous mettront également en rapport avec deux fidèles de Herner : le ministre de l’Intérieur, Von Mulen, et le ministre de la Guerre, le général de Fritz. Les trois ministres semblent tenir entre leurs mains les destinées du Bergensland. Au fond, c’est le « premier » tout seul qui compte pour quelque chose. Quant au Parlement, dont la présence donne une allure de monarchie constitutionnelle à notre gouvernement, il ne fait, dans la réalité qu’accroître le pouvoir absolu du roi. Le roi semble dirigé par ses députés et c’est lui qui gouverne par eux. Ce sont ses serviteurs fidèles. Les députés chez nous sont décorables. On ne se prive donc pas de les décorer et de les anoblir au fur et à mesure des besoins…

— C’est très curieux, me dit tout à coup le comte de Tolberg, énonçant tout haut cette remarque que j’avais faite à part moi l’instant d’auparavant, comment se fait-il que je vous dise tout cela ? Tout à l’heure, j’étais venu à vous simplement pour causer, et à mesure que vous m’ayez écouté, je vous ai fait des confidences plus intimes et plus graves. Dès que j’ai senti que vous n’étiez pas le premier venu, je me suis mis à parler, à parler, et j’ai même trouvé des choses que je n’avais pour ainsi dire jamais formulées. J’ai eu soudain des visions sur les gens de « là-bas », qui ne m’étaient jamais apparues aussi nettement.

Il dit encore, sans me regarder, comme se parlant à lui-même :

— Comme on est reconnaissant à ceux qui vous accroissent ainsi… La jeune femme que j’aimerais entre toutes serait celle qui m’obligerait, par son charme, par la façon dont elle m’écouterait, à être toujours meilleur et toujours plus intelligent que je ne suis.

Au ton attendri du jeune diplomate, je vis bien que la jeune femme qu’il aimerait entre toutes était peut-être celle qu’il aimait à l’heure présente. On n’a pas un air charmé et aussi languissant quand on parle d’une dame au conditionnel.

— J’ai connu… jadis… une femme comme cela, dit-il encore. (Déjà, dans le besoin de parler de cette amie, il la rapprochait de lui et lui faisait quitter le monde hypothétique pour ramener tout doucement dans le passé réel…) Cette personne que j’ai connue, dit-il, avait de ces beaux yeux qui vous forçaient à la sincérité absolue. Quand ils vous regardaient, on ne pouvait même pas se mentir à soi-même… Et sa joie ! Et son rire ! Quel rire impétueux, généreux !… Je vous semble incohérent dans mes propos et j’ai l’air de vous dire cela pêle-mêle ; mais dans mon esprit, mes paroles ont un lien… J’ai fermé un instant les yeux ; son visage charmant m’est apparu ; je l’ai vue sourire ; je l’ai entendue rire…

… Elle ne riait pas toujours… Pendant qu’elle était grave, son visage d’un ovale merveilleux avait une douceur asiatique. Il était comme ces visages de femmes japonaises brodés sur des étoffes précieuses. Ils ressemblent à de grandes fleurs de soie.

— Pardonnez-moi, lui dis-je, mais ce qui me semble étrange, c’est que vous puissiez me parler avec autant de plaisir d’un être qui n’est plus, qui semble avoir disparu de votre vie. Il est étrange que vous ayez si peu de tristesse en songeant à sa disparition.

Il me regarda.

— Vous avez bien compris, dit-il en souriant, que cet être existait encore. C’est vraiment un peu tôt pour vous faire des confidences aussi intimes, mais ma foi, tant pis ! j’y arriverai fatalement, et comme j’ai hâte d’y arriver et que je ne vous ai peut-être abordé que pour cela, je vais tout de suite vous parler d’elle…

III

— Vous allez la voir à la Cour. Il est d’ailleurs probable qu’on vous dira sur son compte et sur le mien toutes sortes d’histoires… des choses qui ne sont pas. Il est bien évident que si ces choses étaient, je vous dirais qu’elles ne sont pas. Je ne viens pas poser ici au galant homme. Il m’est arrivé d’être au mieux avec une femme et de le dire à des amis dont j’étais sûr, mais il se trouvait que la dame l’avait toujours dit avant moi à des amies, car les femmes n’ont aucune discrétion… Mais si jamais tout ce qu’on dit de moi et de cette personne arrivait réellement, je crois très sincèrement que je ne le révélerais pas à mon meilleur ami. Ce n’est pas par galanterie qu’on tait ces choses-là, c’est par une sorte de pudeur. Le don qu’une femme fait de soi-même est aux yeux de celui qui l’aime quelque chose de grave, de digne de respect. Quand c’est une autre personne qui en parle, cela paraît tout autre chose.

— Si je reviens à Schœnburg continua le jeune comte avec plus d’abandon encore – car ces confidences nous rapprochaient de plus en plus – si je reviens, vous pensez que c’est uniquement pour la revoir. Il y a cinq mois que je ne l’ai vue. Bien entendu, nous nous écrivions tous les jours.

« Quand je vous ai parlé du premier ministre, je vous ai dit d’abord de lui moins de mal que je n’en pensais, car j’ai tellement de raisons de le détester que je fais tout mon possible pour le juger avec bienveillance. D’ailleurs, il ne faut jamais être malveillant, je considère que la malveillance empêche d’être clairvoyant et que perdre sa clairvoyance, c’est le plus grand malheur qui puisse arriver à un homme.

Le comte de Tolberg aimait assez mêler à son langage certains de ces aphorismes qu’il énonçait avec hésitation, comme si c’étaient des idées qui lui venaient à l’instant même et qu’il essayait de formuler. Mais je pensais bien qu’il les avait trouvées déjà depuis longtemps et qu’il ne les exprimait pas pour la première fois. Il forçait un peu les transitions pour arriver à placer au bon endroit ces vérités ingénieuses dont il savait l’intérêt. Il faisait visiblement des frais. Il sortait en mon honneur toutes les richesses de son esprit. Cet empressement à me plaire ne pouvait m’être antipathique ; il était d’ailleurs assez ingénu et très gracieux.

— J’ai toutes les raisons, me dit-il, de détester ce Herner. Bertha, la personne dont je vous parle, a un mari, un malheureux enfermé depuis quatre ans dans un asile d’aliénés. Elle voudrait divorcer, mais la chose n’est pas très facile chez nous, surtout pour une personne de l’entourage du roi. Herner fait tout son possible pour entraver les projets de mon amie… Je ne crois pas qu’il l’aime, mais il lui a fait la cour et il verrait un avantage positif à l’épouser. Or, il sait que si elle divorce, ce sera plutôt moi qu’elle épousera. Il cherche donc par tous les moyens à m’empêcher de revenir à Schœnburg ; auparavant, tous nos attachés voyageaient et rentraient chez eux à leur guise ; maintenant, – ceci a été fait en mon honneur, – il a voulu les obliger à demander des congés réguliers. Heureusement qu’avec notre ambassadeur, il a trouvé à qui parler… Vous l’avez vu à Paris, notre ambassadeur ?

— Oui, ce grand garçon qui balance constamment la tête ?

— Il a l’air nonchalant, n’est-ce pas ? Mais je vous assure qu’il veut bien ce qu’il veut… Comme il est prince et de famille presque royale, Herner est obligé de le ménager. Heureusement que l’ambassadeur me soutient, parce que j’ai dans le premier ministre un ennemi capable de tout, et terrible, beaucoup trop terrible pour moi. Je ne manque pas de courage, mais je ne peux en avoir qu’à l’occasion. Je ne suis pas combatif, je crois que je donnerais très bien une minute d’héroïsme, mais je ne suis pas un homme à lutter constamment… J’ai l’âme trop faible… Je ne dis pas cela par veulerie ou par lâcheté. Je me l’affirme de temps en temps parce que je ne suis pas fâché de m’en rendre compte, et parce que je sais ainsi mieux ce que je peux attendre de moi : une force rapide, presque indomptable… mais aucune opiniâtreté. Je sais que, dans bien des cas, je ne peux pas compter sur moi : c’est un grand avantage d’être renseigné là-dessus.

— Voulez-vous me permettre de vous dire, bien que ce soit un peu prétentieux de ma part, que vous aurez un allié là-bas ?

— Je vous remercie. Soyez persuadé que ce que vous dites n’a rien de prétentieux. On vous donnera à Schœnburg un poste de confiance dont l’importance doit dépendre de la valeur de l’homme qui l’occupera. Vous pourrez me rendre de grands services… Je les accepterai, si je ne dois pas gêner ainsi vos intérêts, et si je ne compromets pas votre situation à la Cour. Je vous remercie donc, et croyez bien que lorsque je vous ai abordé, je l’ai fait sans arrière-pensée… Ce n’était pas pour m’assurer un allié…

— Vous n’avez pas besoin de me le dire. Quand je vous connaîtrais depuis dix ans, je ne saurais pas mieux que maintenant à quel point vos sentiments sont désintéressés…

Je m’arrêtai. Nous abandonnâmes, d’un accord tacite, ce sujet de conversation. Il nous semblait que nous nous étions déjà dit pour ce jour-là suffisamment de choses agréables.

IV

Il y avait près d’un jour que nous étions en route, et nous approchions de Schœnburg. Mon compagnon et moi, nous avions passé des heures charmantes… Mais à mesure que le train nous rapprochait de Bertha, je sentais le comte plus distrait.

J’étais un peu ébloui par tout ce qu’il me racontait au sujet de l’emploi que j’allais occuper à la Cour, et ce qui m’étonnait dans cette fortune subite, c’était d’avoir été choisi, moi, un inconnu, pour une fonction qui pouvait devenir très importante. J’allais jusqu’à me demander si c’était bien là un effet unique du hasard, et si je n’avais pas été appelé à ce poste pour une raison secrète. N’y avait-il pas quelque mystère dans ma naissance, une aventure romanesque ? Mais, aussi loin que je pouvais remonter dans ma famille, on n’avait jamais connu, chez ces paisibles marchands de Mâcon, de landgraves, de ducs ou d’archiducs en voyage.

Le comte de Tolberg m’expliqua pourquoi ces gens du Bergensland avaient fait choix d’un étranger pour tenir l’emploi qui m’était destiné ; c’est parce qu’ils savent bien qu’un homme qui n’était pas de chez eux ne pourrait jamais parvenir, quelle que fût son influence, aux plus hautes fonctions officielles.

— D’ailleurs, ajouta-t-il il y a peu de personnes là-bas, en dehors du roi, du premier ministre, de l’ambassadeur et de moi, qui sachent très bien le français. Moi, je n’ai pas comme vous l’avantage d’être barré d’avance pour les situations élevées. Si grand que devienne votre pouvoir, – et il deviendra grand, j’en suis sûr, – vous ne serez jamais qu’un fonctionnaire sans titre.

Cependant, nous arrivions à une gare qui se trouvait à une demi-heure de Schœnburg, et nous aperçûmes sur le quai une grande jeune femme brune. Tolberg tressaillit en l’apercevant. Elle le regardait avec un visage faible, comme exsangue… Ses lèvres tremblaient ; c’était une expression si violente qu’on ne savait si elle était de joie ou de douleur.

Il sauta sur le quai, alla lui prendre la main, et l’attira doucement jusqu’au wagon, enfantinement, comme un petit garçon va chercher une petite fille. Ils se regardèrent en silence. Au bout d’un instant, Tolberg me désigna de la main : « Un très bon ami. » On ne prononça aucun nom ; je m’inclinai et je m’éloignai dans le couloir, mais en évitant de mettre, à les laisser seuls ensemble, une précipitation trop indiscrète.

V

Cependant il était temps de quitter mon ulster et ma casquette de voyage et de remettre dans ma valise, avant de la boucler, mes livres et mes journaux.

Quelle émotion à la pensée que dans un instant on va se trouver en présence d’une grande ville inconnue !… Puis c’est toujours une déception. La ville nouvelle est pareille à d’autres : ces omnibus, ces grelots, cet hôtel en face de la gare… Il y a trop peu de temps que les chemins de fer existent ; toutes les gares sont de la même époque ; c’est la même civilisation qui a édifié ces bâtiments, aménagé ce grand espace vide devant la station. Et ces trottoirs où des employés d’hôtel, pour se servir de langues diverses, emploient toujours les mêmes formules de racolage… Ils vous parlent un langage connu ou inconnu avec la même expression de visage. Les gares les plus étrangères ont le même costume, un uniforme banal et triste, pour accueillir le voyageur.

Dans le brouhaha de l’arrivée, j’avais perdu de vue le comte de Tolberg. En passant dans le couloir qui conduit à la sortie, je le vis à deux pas de moi, et il eut le temps de me dire en souriant :

— N’ayons pas l’air de trop bien nous connaître.

Quant à son amie, à qui il avait parlé de moi, elle me regarda si gentiment que mon cœur en battit, et que dans un élan intérieur je lui vouai une de ces affections qui durent la vie entière…

Je remarquai qu’ils s’en allaient chacun de leur côté, et, malgré moi, je suivais des yeux la jeune femme, pendant qu’elle montait en voiture, lorsque je m’entendis appeler par mon nom… J’avais devant moi un homme à barbe grise, de petite taille, qui me regardait de tout son œil gauche, et d’une partie de son œil droit, sur lequel tombait une paupière désemparée, comme un de ces stores à l’italienne qui ne fonctionnent plus.

C’était le précepteur des neveux du roi. On l’avait dépêché à ma rencontre parce qu’il savait un peu de français. Il parlait notre langue avec plus d’intrépidité que de bonheur. Il se lançait dans une conversation française avec une audace que rien ne décourageait ; les obstacles ne le rebutaient pas ; il en rencontrait à chaque mot ; mais il en triomphait en remuant le bras, en tapant du pied, à moins qu’il n’abandonnât résolument sa phrase pour aborder la phrase suivante. À défaut de vocables exacts, ses gestes étaient si abondants, si expressifs, qu’on finissait par le comprendre. Mais il valait mieux ne faire aucune attention aux mots qu’il prononçait et qui, non seulement ne servaient en rien à l’intelligence du texte, mais encore lui nuisaient fortement ; car il employait constamment des expressions les unes pour les autres, supprimait les négations, en ajoutait d’intempestives, et quand il se trouvait dans un encombrement inextricable, raidissait tous les muscles de son visage, puis s’écriait : « Voilà ! » avec un air de triomphe…

Il me fit monter dans un landau, et je vis tout de suite, au ton qu’il prit avec le cocher et le valet de pied, qu’il cherchait à se donner à mes yeux une grande importance. Mais ses desseins n’étaient pas secondés par les domestiques qui ne lui parlaient pas précisément comme à un prince du sang.

Dans la voiture, M. Bölmöller, qui n’avait pas été long à me dire son nom et ses titres, se mit à me parler pêle-mêle, sans nuances, avec des gestes énormes, de tous les personnages de la Cour. C’était peut-être parce qu’il savait que je me trouverais en relations avec ces différentes personnes, et que je pourrais leur répéter à l’occasion tout le bien qu’il me disait d’elles. Il était assez capable de ces calculs ingénus. Mais je crois plutôt qu’uniquement occupé de lui-même, il n’avait aucune opinion précise sur les gens, et qu’il en adoptait au hasard une quelconque, de préférence favorable, pour ne pas se compromettre.

Il me parlait depuis cinq minutes à peine, et j’avais déjà renoncé à l’écouter. Je regardais à travers les vitres du landau la ville que nous traversions. Le temps était froid et gris. Approchions-nous du palais ? Les chevaux trottaient à bonne allure le long d’un boulevard bordé de petites maisons basses, qui avaient chacune devant elles un petit jardin.

En me penchant un peu, j’apercevais au loin une vague place. Était-ce là ? Je ne voulais rien demander à mon voisin. J’aimais mieux en avoir la surprise.

Oui, c’était certainement ce grand bâtiment carré où je voyais de loin un soldat en faction. Elle était un peu sévère, cette bâtisse, mais elle avait une certaine grandeur… J’étais tout de même déçu que ce fût cela. J’attendais je ne sais pas quoi, mais autre chose…

Cependant, le landau passa devant le palais, sans y entrer. Le factionnaire, reconnaissant la livrée royale, avait présenté les armes à tout hasard.

Puis soudain, quelques minutes après, comme je ne m’y attendais plus, comme j’y avais presque renoncé, nous arrivâmes… Le cocher tourna brusquement sur une place, entra sans prévenir sous une grande porte, et traversa la cour pavée du palais royal. La voiture s’arrêta devant un perron très haut, et qui, bien que les marches fussent basses, devait être dur à escalader par les grandes chaleurs.