Couverture

Louis-Joseph Vance

LE LOUP SOLITAIRE

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I

L’HÔTEL TROYON

C’est à coup sûr Bourke qui a émis le premier cet aphorisme : on a beau connaître son chemin dans Paris, on ne s’y retrouve plus quand on cherche celui de l’hôtel Troyon. Mais aussi Bourke s’enorgueillissait d’être Irlandais.

L’hôtel Troyon occupait un coin parmi un labyrinthe de petites rues, bien à l’abri de l’affairement des boulevards Saint-Germain et Saint-Michel, tout voisins, et ce fut jadis un restaurant fameux, dont la renommée ne franchissait pas le cercle étroit d’une clientèle d’initiés. Il avait la meilleure cuisine de Paris, une cave sans rivale, des prix dérisoirement bas ; mais le baedecker l’ignorait. Et ses familiers s’en réjouissaient : à leur avis c’eût été un malheur que de lâcher sur un établissement aussi parfait les flots de touristes qui déshonorent sur la rive droite tous les sanctuaires de la gastronomie.

L’immeuble, peint d’un brun terne, possédait trois étages qui s’ornaient de persiennes vert foncé. Le restaurant occupait presque toute la façade du rez-de-chaussée : à une extrémité de sa rangée de fenêtres garnies de glaces, une porte à deux battants, nue et quelconque, s’ouvrait rarement et on la remarquait encore plus rarement.

Cette porte fermait l’entrée d’un large corridor à murs de pierre. Dans l’un de ses deux épais vantaux de chêne on avait pratiqué une porte plus petite pour la commodité des hôtes de la maison Troyon, qui par cette voie gagnaient la cour, lieu à demi couvert, ombreux et frais par les jours les plus chauds. De la cour, un escalier, de peu d’apparence, s’élevait tant bien que mal jusqu’au second étage, où il justifiait ses modestes prétentions : car les deux étages supérieurs de l’hôtel Troyon semblaient avoir été dessinés dans un cauchemar par un architecte qui aurait assisté à l’un des premiers vaudevilles du Palais-Royal.

Là-haut, un enchevêtrement moyenâgeux de corridors longs et brefs, compliqués de nombreuses dénivellations inattendues, de marches, de recoins et de portes mystérieuses, allaient dans tous les sens, et comme ils reliaient tout compte fait, une quarantaine de chambres à coucher, ils vous menaient immanquablement dans une autre chambre que la vôtre. Il n’existait ni salon ni salle d’attente, pas plus que la moindre salle de bains, et la seule eau courante provenait de deux robinets de palier, un à chaque étage. Les hôtes de marque ou les exigeants avaient une lampe pour se coucher, les autres montaient avec des chandeliers : il ne se brûlait de gaz que dans les corridors et dans le restaurant – des papillons asthmatiques qui, crachotant bleu dans des globes obèses, translucides et jaunâtres, allaient bien avec la décoration et le mobilier datant du second empire auxquels les ans avaient donné une patine moelleuse et plutôt foncée, car jamais rien n’était remis à neuf.

Ce genre d’installation suffisait aux clients de la maison Troyon. D’abord, ils n’étaient guère nombreux, et ensuite c’étaient presque tous des bourgeois entre deux âges, catégorie de gens qui détestent les nouveautés. Ils prenaient l’hôtel Troyon comme ils le trouvaient : les chambres leur convenaient à merveille, et le tarif en était modéré. À quoi bon troubler par des changements la paix immémoriale de cet établissement de confiance, si discret ? On y faisait à peu près ce qu’on voulait, pourvu que l’on payât sa note avec une régularité suffisante, et que l’on sût graisser convenablement la main qui tirait le cordon aux heures tardives de la nuit. Le père Troyon appartenait à une lignée d’hôteliers et avait l’âme généreuse ; quant à madame son épouse, elle n’appréciait qu’une chose au monde : les louis d’or…

C’est à la maison Troyon que, par un soir d’hiver de l’année 1893, fut conduit l’enfant destiné à s’appeler par la suite Michaël Lanyard.

À cette époque il devait avoir quatre ou cinq ans : l’âge où la conscience de la personnalité commence à s’éveiller et où la mémoire enregistre avec une irrégularité capricieuse. Il arriva à l’hôtel dans un état de surexcitation entraînant une réceptivité d’impressions quasi maladive, mais qui ne tarda pas à s’évanouir dans les profondeurs d’un sommeil sans rêves dû à une saine fatigue : et quand par la suite il lui arrivait de jeter un regard en arrière dans la brume des jours dont chacun avait fait un appel distinct et impérieux à sa jeune sensibilité, il ne retrouvait plus que des souvenirs singulièrement ternes et imprécis.

La première image distincte, c’était lui-même, personnage minuscule mais de toute importance, rencogné le cœur gros au fond d’un fiacre obscur. À côté de lui se tenait un homme qui marmottait des jurons dans sa moustache dès que les pleurnichements du petit menaçaient de devenir des hurlements authentiques : cette étrange créature avait des sucreries plein les poches et traitait les petits garçons, en public avec une roideur autoritaire, en privé avec une humble complaisance. La pluie tombait, monotone, avec cette continuité mélancolique propre aux hivers parisiens ; et le pavé des interminables rues inconnues ressemblait à du verre noir strié de lumières versicolores. Certaines de ces rues grondaient comme des bêtes affamées, d’autres au contraire se taisaient, mais leur silence n’en était pas moins menaçant. La pluie incessante crépitait sur le toit du fiacre et pleurait au long des vitres. À l’intérieur du véhicule un relent de moisi luttait sans succès contre la puanteur asphyxiante du cigare que l’homme rallumait à tout coup et laissait aussitôt s’éteindre entre ses lèvres. Au-dehors, les quatre fers du cheval, infatigables, battaient leur cadence morne : cloppety-clop…

Sous toutes ces impressions se dissimulait quelque chose d’indéfinissablement attrayant, quelque chose de triste, de doux, de puissant, qui appartenait en propre à l’enfant lui-même, mais qu’il ne réussissait jamais à atteindre. Vers ce quelque chose sa mémoire rampait à l’aveugle sur un pont étroit comme le fil d’un rasoir et interminable. Précédemment il y avait eu (à moins que l’enfant ne l’eût rêvé) un long et fastidieux voyage en chemin de fer, succédant à un autre en bateau, plus bref mais totalement odieux. Au-delà de ce point la mémoire avait beau faire, elle ne discernait plus rien. Et l’enfant renonçait à ses efforts instinctifs mais trop incohérents pour retrouver son histoire : sa vie quotidienne à l’hôtel Troyon lui fournissait d’ailleurs des sujets d’intérêt tyranniques et accaparants.

Madame y veillait.

Ce fut Madame qui s’empara de lui quand l’étranger l’eut attiré hors de la voiture, tout en pleurs, et qui l’emmena par une cour froide et humide, aux ombres lugubres, puis le fit monter à une chambre tiède et claire : elle lui faisait peur, avec ses yeux ternes et ses « envies » poilues sur la joue, cette Madame qui tirait de sa gorge de drôles de bruits lorsqu’elle parlait au petit garçon en présence de l’homme, des bruits qui voulaient être compatissants et maternels, mais qui, pour l’enfant du moins, signifiaient, hélas ! le contraire.

Puis le sommeil envahissant une jeune tête couchée sur un oreiller trempé de larmes… l’oubli…

Et c’était Madame qui gouvernait d’une main de fer l’étrange nouveau monde dans lequel l’enfant se réveilla.

L’homme était parti dès le matin, et l’enfant ne le revit jamais plus ; et comme ceux qui entouraient ce dernier ne comprenaient pas plus l’anglais que lui le français, il se passa quelque temps avant que le petit pût saisir les affirmations trompeuses de Madame lui disant que son père était en voyage mais qu’il ne tarderait pas à revenir. L’enfant savait bien que l’homme n’était pas son père, mais quand il fut en état de faire cette rectification, la chose avait cessé de l’intéresser : la vie lui était devenue trop pénible pour lui laisser le temps ni l’envie de mettre au point des questions aussi secondaires et accessoires que celle de sa descendance.

Le petit garçon apprit peu à peu à s’entendre appeler Marcel, ce qui n’était pas son nom, et il ne tarda pas à oublier qu’il en eût jamais eu un autre. Un peu plus âgé, il devint Marcel Troyon : mais à cette époque il ne savait déjà plus parler anglais.

Quelques jours après son arrivée on le fit passer de la chambre tiède et claire dans un cabinet froid et sombre donnant sur le boudoir de Madame, une sorte d’armoire meublée d’une mauvaise paillasse et d’une chaise boiteuse, privée de tout moyen de chauffage et d’éclairage et aérée uniquement par un vasistas au-dessus de la porte, mais comme Madame partageait l’horreur bien française des courants d’air et tenait en conséquence son boudoir hermétiquement clos les trois quarts de l’année, le vasistas n’arrangeait guère les choses. Néanmoins ce cabinet constitua pour le gamin son seul refuge durant plusieurs années : une fois là-dedans, seul, il était à l’abri des réprimandes et des bourrades que lui valaient des fautes dépassant sa compréhension ; mais jamais on ne lui accorda une bougie, et les ténèbres et la solitude en faisaient un lieu plein de terreurs pour la nature émotive et l’imagination du jeune enfant.

Il n’était toutefois pas trop mal nourri ; et on ne pouvait guère lui refuser la consolation d’oublier sa misère dans le sommeil.

Durant le jour, jusqu’à ce qu’il eut l’âge d’aller à l’école, il s’amusait craintivement dans les corridors avec des jouets de son invention, et le malheureux petit délaissé sentait le cœur lui manquer à chaque bruit de pas inattendu, car il dérangeait les femmes de chambre, qui n’avaient rien de commun avec la servante au grand cœur des romans. Elles se plaignaient de lui à Madame, et Madame venait bien vite lui tirer les oreilles. Il acquit bientôt une habileté quasi surnaturelle dans l’art de se rendre invisible à son approche, immobile comme la mort ou se mouvant silencieux comme une ombre. Maintes fois, elle arriva sur lui sans se douter qu’il était là, tapi dans un coin obscur. Et cela ne manquait pas de la mettre hors d’elle-même, de découvrir soudain en face d’elle, alors qu’elle se croyait seule, la mine terrifiée du gamin tremblant…

S’il eut la chance d’aller un peu à l’école ce fut uniquement parce que Madame craignait beaucoup de rien faire qui pût attirer l’attention des autorités. Elle était une honnête femme, dans son opinion à elle, une honnête femme qui tenait une maison honnête ; malgré cela elle redoutait les gendarmes plus que la colère de Dieu. Et un ukase gouvernemental avait décrété obligatoire un certain degré d’instruction. Aussi Marcel apprit-il entre autres choses à lire, et par là il fit sans le savoir son premier pas vers la rédemption.

La lecture étant le seul amusement que l’on puisse pratiquer sans faire aucun bruit capable d’attirer fâcheusement l’attention, le gamin s’y adonna d’abord pour sa sauvegarde personnelle. Mais elle ne tarda point à devenir une passion. Il lisait, furtivement, tout ce qui lui tombait entre les mains, un salmigondis baroque de journaux, d’hebdomadaires parisiens illustrés, de revues, de romans : le tout glané sur le reliquat des chambres de clients.

Avant l’âge de onze ans, Marcel avait lu Les Misérables avec un plaisir intense.

Ses lectures, néanmoins, ne se bornèrent pas longtemps aux ouvrages en français. De temps à autre un client laissait en partant un livre anglais dans sa chambre et ces livres-là, Marcel les estimait plus que tous les autres : ils lui semblaient, pour ainsi dire, faire partie de son héritage. En ce temps-là il se qualifiait secrètement d’Anglais, parce qu’il savait n’être pas Français : cela, du moins, il se le rappelait. Il passait de longues heures penché sur les mots étrangers, si bien qu’à la fin ils lui parurent moins étrangers. Et alors un hasard lui mit entre les mains un petit dictionnaire anglais-français.

Il fut à même de lire l’anglais avant de le parler.

Souffre-douleur et marmiton en dehors des heures de classe, ayant pour compagnie les marmitons et leurs supérieurs immédiats, tirés de cette caste au langage libre et à la morale plus libre encore qui fournit les domestiques des petits hôtels, Marcel à onze ans (pour autant qu’on peut évaluer son âge) possédait une connaissance de la vie à la fois précise, complète et déconcertante.

Ce fut peut-être un bonheur pour lui qu’il vécût sans amis. Son type de la féminité s’incarnait en Mme Troyon ; aussi ne s’approchait-il qu’à distance respectueuse de toutes les femmes de l’hôtel. Les domestiques mâles, il les supportait en silence, lorsqu’ils voulaient bien de lui, mais son caractère était si entièrement différent de tout ce qu’ils connaissaient que sa présence les irritait : ce qui l’exposait à des brimades assez analogues à celles que de grossiers paysans infligent à un idiot de village. Mais Marcel avait une langue habile à extraire du vitriol de l’idiome vulgaire, et il apprit à se défendre avec elle non moins qu’avec les pieds et les poings. Après quoi on le laissa strictement seul, ce dont il se réjouit, car cela ne lui procurait que plus de temps pour lire et rêver à ce qu’il lisait.

À quinze ans, il était devenu un grand adolescent efflanqué et gourd, au teint étrangement pâle, à la mine revêche, aux yeux pleins d’un feu sombre, à la tignasse ébouriffée faute de soins. Il paraissait beaucoup plus vieux que son âge, et la fragilité apparente de son corps dissimulait une grande force musculaire. Bien plus, il savait se défendre fort dextrement dans une querelle : la savate n’avait pas de secrets pour lui, et il avait emprunté aux apaches des coups non moins efficaces que ceux enseignés par les manuels de jiu-jitsu. Quant à Paris il le connaissait comme sa poche, et il pouvait converser dans tous les argots divers de la capitale aussi purement qu’un indigène.

À ces talents il joignait celui d’être un fort adroit petit voleur.

De jour il remplissait les fonctions de valet de chambre au troisième étage ; le soir il jouait le rôle de garçon de restaurant. Pour ces services il ne recevait aucun salaire et pas plus de reconnaissance de ses patrons (qui eussent été sidérés d’apprendre qu’ils favorisaient l’esclavage), rien que sa nourriture et un lit dans une chambre un peu mieux aérée mais à peine plus grande que l’annexe du boudoir d’où on l’avait depuis longtemps délogé. Cette chambre était au troisième étage, sur le derrière de la maison, et jouissait d’une petite fenêtre donnant sur une ruelle étroite.

Il était levé avant l’aube et sa journée de travail finissait en principe à dix heures du soir – mais quand on jouait à l’Odéon, le restaurant restait ouvert jusqu’à une heure indéterminée pour le service des soupers.

Une fois de retour dans son antre, et sa porte bien fermée au verrou, Marcel était libre de s’évader par la fenêtre et d’errer à son gré dans Paris. Ce fut surtout par ce moyen qu’il apprit à connaître la ville.

Mais en général Marcel préférait se mettre au lit et s’abîmer les yeux à lire à la lueur des bouts de bougie qu’il chipait. Ses livres, il les empruntait comme jadis aux chambres des clients, ou bien il les subtilisait dans les boîtes des quais et les revendait ensuite aux bouquinistes d’un autre quartier. De temps à autre, quand il lui fallait absolument recourir à l’achat pour se procurer un livre déterminé, les clients lui payaient à leur insu un nouveau tribut par les pièces de monnaie qu’il leur soustrayait. Mais le vrai Parisien sait à un sou près le compte de son argent, et cette particularité obligeait l’adolescent à pratiquer la plupart de ses rapts sur le client de passage de nationalité étrangère.

Au nombre de ceux-ci, le plus connu chez Troyon était peut-être Bourke.

C’était un petit Irlandais remuant, trapu et agressif, qui avait pris l’habitude de venir « se reposer » chez Troyon chaque fois qu’une vacance loin de Londres semblait indiquée comme un remède salutaire pour un gentleman de son espèce ; ce qui arrivait assez fréquemment, vu la nature de ses devoirs professionnels.

Ayant fait presque toutes ses études à l’université de Dublin, Bourke parlait l’anglais le plus pur, ou du moins il le pouvait en cas de besoin, tout comme, avec sa facilité d’Irlandais à apprendre les langues, il avait acquis l’accent parisien au point de passer inaperçu sur les boulevards. Il avait l’œil prompt à remarquer les jolies femmes, le cœur grand comme une porte cochère, quasi pas de scrupules, un chagrin secret, et une superstition favorite.

La couleur de ses cheveux, d’un roux criard, causait son chagrin secret. Ce signe particulier le rendait reconnaissable entre mille. À plusieurs reprises il avait fait des efforts désespérés pour modifier cette couleur ; mais la seule teinture un peu efficace produisait un noir de jais, qui offrait un contraste abominable avec son teint très coloré. De plus, en moins d’une semaine, le roux se montrait de nouveau à la base des cheveux, et lui donnait l’aspect d’un goret mal flambé.

Quant à sa superstition favorite, c’était qu’aussi longtemps qu’il s’abstiendrait de pratiquer son métier dans Paris, Paris demeurerait pour lui une tour d’asile inviolable. Le monde devait à Bourke sa subsistance ou du moins il le pensait ; et il faut reconnaître qu’il prélevait sur lui sa dîme avec une régularité et un succès passables ; mais il exemptait Paris de redevance aussi longtemps que Paris lui offrait l’immunité de tout ennui.

Non seulement Paris convenait tout à fait à ses goûts, mais il n’y avait pas au monde, dans l’opinion de Bourke, un lieu comparable à la maison Troyon pour la paix et la tranquillité. Aussi, en fidèle client, s’abstenait-il de faire l’essai des hôtels rivaux ; et chez Troyon l’on attendait toujours Bourke, pour la raison bien simple qu’il arrivait immanquablement à l’improviste, sans plus d’avis préalable que de cérémonie, pour y rester le temps qu’il jugeait convenable tantôt un jour tantôt une semaine, tantôt un mois, et partir de la même façon.

Son rite quotidien, suffisamment connu chez Troyon, ne variait guère : il déjeunait au lit, vers dix heures et demie, flânait dans sa chambre ou dans le café, si le temps était mauvais, ou se promenait paisiblement dans les jardins du Luxembourg s’il faisait beau, dînait de bonne heure et solidement mais toujours seul, et peu après s’en allait en voiture vers quelque café renommé de la rive droite. De là, sans doute, il passait à d’autres lieux, car il n’était jamais rentré avant la fermeture de la maison, et les heures de son retour demeuraient un secret entre lui et le concierge.

Avant de se coucher, Bourke vidait ses poches sur la table de toilette, où le jeune Marcel, en lui montant son déjeuner le lendemain matin, voyait étalée une confusion tentatrice d’or, d’argent et de bronze, avec un matelas de billets de banque, et un quelconque assortiment de bibelots personnels.

Or, étant donné que Bourke n’était jamais bien réveillé à cette heure-là, Marcel se retirait rarement sans emporter une pièce ou deux ; il eût été contraire à la nature humaine de résister à l’appât de cette table de toilette.

Il lui restait encore à apprendre que Bourke, suivant la coutume des Anglais, ne se mettait jamais au lit sans laisser tout son argent de poche bien en vue… et soigneusement catalogué dans sa mémoire…

Un matin, au printemps de 1904, Marcel servit à Bourke son dernier déjeuner à l’hôtel Troyon.

L’Irlandais avait passé la nuit dehors, et son ronflement rude s’entendait même à travers la porte fermée. Marcel frappa, et ne recevant pas de réponse, il usa de son passe-partout et entra.

Là-dessus le ronflement s’interrompit une minute : Bourke, visible tout d’abord sous les espèces d’une flamboyante mèche de cheveux émergeant des draps, glissa un œil par-dessus son horizon artificiel, l’ouvrit, marmotta une vague réponse au salut de Marcel, et se remit séance tenante à dormir.

Marcel déposa son plateau sur la table de nuit, puis alla sans bruit fermer les fenêtres et tirer l’un contre l’autre les rideaux de guipure. La table de toilette, située entre les deux fenêtres, présentait mêlées à l’argent et au bronze plus de pièces d’or que d’habitude – dix-huit ou vingt louis peut-être en tout. Après avoir dextrement escamoté au passage une pièce de dix francs, Marcel joyeux poursuivit son chemin, mit l’allumette au feu tout préparé dans la grille, et il allait gagner la porte, quand jetant par hasard un dernier coup d’œil vers le lit, il s’aperçut d’un singulier phénomène : le ronflement continuait avec vigueur, mais Bourke le contemplait de ses deux yeux grands ouverts et pleins de curiosité.

Suffoqué, et pour tout dire un peu indigné, le garçon s’arrêta comme sur un mot d’ordre. Toutefois le premier instant d’émotion passé, ses jeunes traits se figèrent dans l’immobilité. Mais ses yeux restèrent attachés sur ceux de Bourke.

L’Irlandais, se relevant sur son oreiller, demanda et reçut la pièce de dix francs, et poursuivit en réclamant au jouvenceau la restitution de diverses sommes s’élevant à un total de plusieurs louis.

Marcel, réfléchissant que le compte de Bourke était encore de quelques louis trop faible, n’hésita pas à s’avouer coupable. Interrogé, le délinquant déclara avoir pris l’argent parce qu’il lui en fallait pour s’acheter des livres. Non, il ne regrettait rien. Oui, il était probable que, si l’occasion se représentait, il recommencerait. Averti qu’on voyait en lui un jeune criminel déjà endurci, il répliqua que s’il était jeune ce n’était pas de sa faute : avec les années et l’expérience il ferait certainement des progrès.

Intrigué par l’attitude du jeune homme, Bourke secoua sa rousse chevelure et se demanda tout haut ce que dirait Marcel si l’on informait ses maîtres de ses rapines.

Marcel parut désolé et déclara qu’une telle conduite de la part de Bourke serait évidemment déloyale : la seule vraie différence entre eux, d’après lui, c’était que là où il chipait un louis, Bourke en dérobait des mille ; et si Bourke s’obstinait à le livrer à la merci de Madame et du père Troyon, qui ne manqueraient pas d’appeler un sergent de ville, lui, Marcel, ne ferait qu’exercer de justes représailles en révélant à la Préfecture de Police tout ce qu’il savait sur le compte de Bourke.

Ce n’était pas là une parole en l’air, et elle prit l’Irlandais au dépourvu. Décontenancé, il balbutia, demanda au gamin ce que signifiait cette diabolique impudence ; mais Marcel lui répondit tranquillement qu’on savait ce qu’on savait : quand on lisait les journaux anglais dans le café, comme le faisait Marcel, on ne pourrait manquer de s’apercevoir que Monsieur venait toujours à Paris après que quelque notable cambriolage avait été commis à Londres ; et quand on prenait la peine de suivre Monsieur la nuit, comme Marcel l’avait fait, il devenait évident que les premières visites de Monsieur dans Paris étaient invariablement pour l’officine du receleur bien connu de la rue des Trois-Frères ; et, finalement, on tirait ses conclusions lorsque des étrangers dînant au restaurant – comme la veille au soir, par exemple – des étrangers qui avaient tout l’air de détectives de la police anglaise – vous chapitraient au sujet d’une personne dont la description répondait au portrait de Bourke, et vous promettaient un billet de cent francs pour les renseigner sur les habitudes et les fréquentations de ladite personne, si on la voyait.

Et comme Bourke haletait, Marcel ajouta que le gentleman en question n’avait parlé qu’à lui seul, en l’absence des autres garçons, et qu’il s’en était débarrassé à l’aide d’un mensonge.

Mais pourquoi – interrogea Bourke – pourquoi Marcel avait-il menti pour le sauver, alors que dire la vérité lui aurait rapporté cent francs ?

— Parce que, expliqua Marcel froidement, moi aussi, je suis un voleur. Monsieur comprendra que c’était une question d’honneur professionnel.

Les Irlandais ont leurs défauts, mais l’ingratitude n’est point du nombre.

Tout en se hâtant de faire sa valise pour quitter Paris, la France et l’Europe par la voie la plus rapide, Bourke trouva encore le temps de questionner Marcel ; et ce qu’il apprit des antécédents du gamin se combina si bien avec la gratitude dans son esprit sentimental de Celte que, trois jours plus tard, lorsque le Carpathia, de la Compagnie Cunard, quitta Naples pour New York il emportait à son bord, parmi ses passagers de première classe, outre un gentleman que ses cheveux du plus beau noir et son teint rose vif rendaient un peu trop voyant pour sa propre tranquillité – un jeune garçon de seize ans qui en paraissait dix-huit.

Le nom du gentleman figurant sur la liste des passagers n’avait bien entendu rien de commun avec celui de Bourke. De même son valet était inscrit sous l’appellation de Michaël Lanyard.

À New York commença pour l’adolescent la seconde étape de son initiation au métier de criminel. Il aurait dû chercher loin pour trouver un professeur plus capable que Bourke. Mais il faut dire aussi pour être juste que Bourke aurait dû chercher non moins loin pour rencontrer un élève mieux doué. Sous sa direction, Michaël Lanyard apprit beaucoup de choses : il devint à la fois un mathématicien du plus brillant avenir, un mécanicien habile, un expert en plaques de blindage et en explosifs considérés dans leur emploi le plus pacifique, et il apprit à évaluer les pierres précieuses au premier coup d’œil. De plus, comme Bourke était né de parents bien élevés, il apprit à parler l’anglais, à s’habiller convenablement suivant les circonstances, et à se servir avec correction d’un couteau et d’une fourchette. Et parce que Bourke était un diplomate avisé, Marcel prit le pli d’être à son aise avec les gens de toute condition : il finit par savoir qu’un millionnaire qui s’est fait lui-même, si on le prend comme il faut, est aussi maniable qu’un autre dont la fortune remonte à la troisième génération ; il sut commander un dîner chez Sherry aussi bien que des boissons chez Sharkey. Et, talent plus précieux encore, il apprit l’art de rire à propos. En fait de sous-produits il acquit une teinture passable des argots américain, anglais et allemand – l’argot français étant déjà pour lui comme une langue maternelle – une connaissance géographique considérable des capitales de l’Europe, des États-Unis et de l’Illinois (Chicago), un goût capable de distinguer entre le vrai tabac et la drogue qu’on vend sous ce nom en France, et une authentique passion pour les bons tableaux.

Pour finir Bourke inculqua à son élève les trois principes cardinaux de la parfaite pègre : connaître son terrain à fond avant de s’y hasarder ; exécuter son coup et battre en retraite avec la rapidité et la précision du faucon ; ne pas avoir d’amis.

Et ce dernier des trois principes était le plus important !

— Tu es un garçon d’avenir, lui disait le professeur – si souvent que Lanyard ébauchait une grimace dès cette formule préliminaire – un garçon d’avenir, bien que la modestie m’obligerait à le taire. Car c’est moi qui t’ai fait ; sans moi tu serais depuis longtemps catalogué à la Tour Pointue et enrôlé avec la canaille de la Santé. Et tu peux devenir un jour un opérateur de premier choix, ce que je ne suis pas et ne serai jamais ; mais pour le devenir il faudra te garder de deux choses : primo, la femme, et secundo, l’homme. Se faire un ami d’un homme exige qu’on s’abaisse d’un cran. Ce qui d’ordinaire est funeste. Quant à la femme, rappelle-toi ceci, mon gars : introduire l’amour dans ta vie t’obligerait à ouvrir une porte qu’aucune main humaine ne pourrait plus refermer. Et Dieu seul sait ce qui s’ensuivrait. Si jamais tu constates que tu es devenu amoureux sans remède, renonce au métier sur-le-champ, ou tu finiras sous la veste du forçat – celle que je porterais moi-même un jour, si cette maudite toux ne devait auparavant amener ma mort… Non, petit gars, suis mes conseils d’imbécile (tu n’en auras jamais de meilleurs) et quand j’aurai disparu, ce qui ne tardera guère, je pense, prends la Voie Solitaire, et tiens-en le milieu. Le proverbe dit vrai : « On voyage plus vite quand on voyage seul. » Mais il faut le compléter ainsi : « Et en outre on va plus loin. »… Pourtant la Voie Solitaire a ses mauvais côtés, petit gars… on y est diantrement isolé !

Bourke mourut en Suisse, de la poitrine, durant l’hiver de 1910 – assisté jusqu’au bout par Lanyard.

Après quoi le jeune homme se tourna vers le monde, seul et solitaire avec ses souvenirs.

II

LE RETOUR

Bien que Lanyard en eût fait le projet depuis plusieurs années – c’est-à-dire depuis la mort de Bourke – son retour à l’hôtel Troyon fut, en fin de compte, un geste presque entièrement impulsif.

Il était arrivé de Londres par la malle de l’après-midi – via Boulogne – voyageant avec une paire de valises pour tout bagage, et craignant pour sa vie. Deux atteintes portées à son prestige depuis la veille à minuit avaient rendu cette fuite nécessaire, voire urgente.

D’après son calcul, il faudrait au moins vingt-quatre heures à Scotland Yard pour se mobiliser au sujet de l’affaire Omber ; mais l’autre affaire, le cambriolage des appartements Huysman, bien que non consommée encore à midi, devait avoir mis en branle les Justices d’au moins trois pays avant que Lanyard fût monté dans son train à Charing-Cross.

Or il avait une piètre opinion de Scotland Yard : ses émissaires doivent opérer avec réserve pour rester dans les lois dont ils sont les gardiens. Mais les agents des diverses polices secrètes du Continent ont une manière à eux de faire leurs lois suivant les besoins ; et envers ceux-ci Lanyard professait un respect que l’on pourrait presque qualifier de profond.

Il n’eût pas été surpris de rencontrer des ennuis sur le quai de Folkestone. Mais Boulogne surtout lui apparaissait comme un lieu décisif : les feux du port, se balançant par-dessus la morne étendue grise, semblaient fouiller l’ombre grandissante du crépuscule pour le découvrir sur le pont du paquebot, et il répondait à leur regard inquisiteur par un autre non moins fixe et inquiet… Mais ce fut seulement arrivé dans le défilé de la gare du Nord qu’il trouva un sujet d’émotion…

En sautant du train sur le quai, il livra son bagage au porteur le plus proche, et suivit l’homme à travers la foule, coudoyé et bousculé, offusqué par les relents de vapeur refroidie et de gaz d’éclairage, et ébloui par l’éclat des lampes à arc.

Quasi la première tête qu’il vit tournée de son côté fut celle de Roddy.

L’homme de Scotland Yard était posté d’un côté de la sortie du quai. En face de lui se trouvait quelqu’un d’autre connu de vue par Lanyard – un fonctionnaire des plus notoires de la Préfecture de Police. L’un et l’autre examinaient attentivement chaque visage dans le flot qui se pressait entre eux.

Se demandant si par quelque fatalité du hasard ces deux-là agissaient d’après des ordres télégraphiques récemment reçus de Londres, Lanyard fit bonne contenance : au premier geste pour le saisir il se livrerait à une démonstration remarquable dans l’art brutal de ne pas se laisser prendre avec les marchandises sur soi. Et durant vingt secondes, tandis que la foule s’écoulait lentement par l’étroit portillon, il fut aussi près de se trahir qu’il l’avait jamais été – plus près même, car il avait déjà repéré sur la joue de Roddy l’endroit où s’abattrait son poing, et un autre où il planterait un coup de savate bien fait pour immobiliser le séide de la Préfecture ; et cependant il regardait les deux hommes avec un air de curiosité toute paisible et détachée.

Mais à part un clignement quasi imperceptible de la part de Roddy quand ses yeux rencontrèrent ceux du voyageur, comme si l’Anglais luttait avec une mémoire rebelle, ni l’un ni l’autre des policiers ne parut le moins du monde reconnaître Lanyard.

Une fois hors de la gare, celui-ci respira, et son porteur l’installa dans un taximètre disloqué.

Inutile de chercher si oui ou non Roddy regardait après lui : dans l’individu haillonneux qui tenait la portière tandis que Lanyard cherchait dans sa poche le pourboire du porteur, il reconnut un familier de la Préfecture ; et d’évidence il y en avait d’autres aux environs. Si un doute subsistait dans l’esprit de Roddy, il n’aurait qu’à demander à cet homme : « Quelle voiture a prise un voyageur fait comme ci et comme ça, et quelle direction ? » pour être aussitôt renseigné à souhait.

Dans ce cas il était évidemment contre-indiqué d’aller tout droit à son pied-à-terre, ce commode petit rez-de-chaussée voisin du Trocadéro. Sans ombre d’hésitation Lanyard donna au chauffeur l’adresse de l’hôtel Lutetia, jeta un sou à l’espion haillonneux, et démarra au bruit d’une portière refermée et d’un moteur qui avait fâcheusement besoin de révision.

La pluie qui avait assailli le train à quelques lieues de Paris, tombait à torrents dans la capitale. Les passants étaient rares sur les trottoirs baignés d’eau, et les terrasses des cafés, sous leurs tentes, étaient unanimement désertes. Mais sur la chaussée un ahurissant pêle-mêle de véhicules, principalement à moteur, se frôlaient, se dépassaient et s’élançaient sur l’asphalte luisant – tous, bien entendu, à grande allure, sans quoi ce n’eût plus été Paris. Lanyard les compara à des insectes effleurant la surface de quelque sombre mare forestière…

Le toit de la voiture résonnait comme un tambour ; le chauffeur clignotait sous les gouttes renvoyées par le tablier de caoutchouc ; de temps à autre les pneus lâchaient prise sur la voie traîtresse et provoquaient des instants de sérieuse inquiétude. Lanyard abaissa une glace pour atténuer l’odeur de moisi particulière aux taxis de France, mais la pluie entrait, et il se hâta de refermer. Puis insensiblement il se laissa aller au flot de souvenirs évoqués par cette soirée trop semblable à celle qui l’avait vu arriver à Paris, vingt ans auparavant.

Ce fut alors que, pour la première fois depuis plusieurs mois, il songea positivement à l’hôtel Troyon.

Et ce fut également le Hasard qui imposa une panne à son taxi. Sur le point de quitter l’île de la Cité par le pont Saint-Michel, le véhicule (on pouvait certes bien s’y attendre) fut pris de folie et s’élança, tel un crabe, du milieu de la chaussée vers le trottoir de droite dans le dessein évident d’escalader le parapet et de mettre fin à ses jours dans la Seine. Le chauffeur ressaisit la direction juste à temps pour éviter une catastrophe, mais il n’y eut pas plus tôt réussi qu’un éclat de verre creva l’un des pneus arrière, lequel rendit l’âme aussitôt dans une détonation pareille à celle d’un vaillant petit canon.

Là-dessus le chauffeur (un homme apparemment porté à la piété) lâcha quelques paroles bien senties où revenait le nom sacré du Seigneur, et se dépêtrant du tablier, se dirigea vers l’arrière pour examiner le dégât.

De son côté Lanyard jura en bon saxon, ouvrit la portière, et se livra à l’averse cataractante.

— Hé bien ? demanda-t-il après avoir, durant quelques instants pathétiques, considéré le chauffeur caressant le pneu vidé.

Relevant un visage contorsionné, l’homme se mit à faire des gestes désespérés, qu’il commenta par quelques phrases incohérentes. Lanyard y démêla non sans peine que l’accident était le second du même genre depuis midi, que la voiture n’avait par conséquent plus de pneu de rechange, et que le seul remède était d’aller au garage. Il répondit (fort à propos) qu’on n’y pouvait rien, paya la course et ajouta un pourboire tout comme si le trajet eût été accompli correctement, et planté auprès de son bagage regarda le véhicule estropié s’éloigner cahin-caha dans la brume croissante.

En temps normal sa détresse eût été secourue en moins de deux minutes. Mais ce n’était pas le cas. Depuis un moment tous les taxis passaient avec des drapeaux dédaigneusement baissés. En outre, leurs conducteurs blaguaient à leur aimable façon parisienne cet étranger solitaire qui occupait une position si incommodément distinguée au cœur de la tourmente et en plein milieu du pont Saint-Michel.

Là-bas à gauche, sur le quai des Orfèvres, la façade de la Préfecture – la Tour Pointue, comme les Parisiens l’appellent plus volontiers – se dressait sourcilleusement. Lanyard oublia son malheur le temps d’adresser à la sombre masse un salut ironique, en songeant aux fonctionnaires enfermés là-dedans qui eussent donné la moitié de leurs biens pour lui mettre la main au collet, à lui qui n’était qu’à quelque cent mètres de distance, abandonné sous la pluie !

À toute petite allure un fiacre en maraude s’approcha et vira à son appel. Il considéra cette bonne fortune avec beaucoup de méfiance : le flageolant et décrépit animal d’entre les brancards promettait de mettre du temps pour arriver au Lutetia.

Et sur cette pensée il céda à la tentation.

— Hôtel Troyon ! cria-t-il au cocher, après avoir embarqué son bagage.

Tandis que le fiacre s’enfonçait dans ce sombre dédale de rues étroites et tortueuses qui s’étendent depuis la Seine jusqu’au Luxembourg, son passager se disait que le sort après tout ne l’avait pas si mal servi : en admettant que Roddy l’eût réellement guetté à la gare du Nord, dans l’idée de le suivre et d’attendre que sa proie fit quelque geste compromettant, ce changement de véhicule et de destination dû au hasard ferait perdre sa piste au détective et accorderait à l’aventurier tout au moins quelques heures de répit.

Lorsqu’enfin la voiture s’arrêta au coin historique, et que Lanyard en descendit, il faillit se frotter les yeux en voyant les fenêtres de l’hôtel Troyon toutes resplendissantes de lumière électrique.

Au fond, jusque-là, et sans aucune raison, il avait toujours cru que l’hôtel resterait immuable, même entre les mains d’un patron novateur.

Un portier chic surgit, empoigna son bagage et lui tendit un parapluie. En pénétrant dans l’hôtel, Lanyard força ses traits à l’impassibilité, car il n’avait aucune envie de laisser voir dans ses yeux la moindre lueur de réminiscence s’il venait à rencontrer des visages familiers.

Et la précaution était bonne, car une fois de plus le premier qu’il aperçut fut Roddy.

III

UN POINT D’INTERROGATION

L’homme de Scotland Yard venait tout juste de remettre au chasseur son chapeau, son pardessus et son parapluie, et il se dirigeait vers la porte de la salle à manger. Derechef, en dévisageant Lanyard, son coup d’œil parut dénué de toute expression particulière, et si l’objet de ce coup d’œil eut besoin à ce moment de tout son sang-froid, ce fut pour cacher non son inquiétude mais son soulagement. Le caractère fortuit de cette rencontre était trop net pour qu’elle justifiât de nouvelles craintes. Puisque dix minutes plus tôt l’aventurier lui-même ignorait encore qu’il viendrait chez Troyon, Roddy ne pouvait assurément l’avoir deviné ; donc, quelle que fût la mission du détective, elle n’avait rien à voir avec Lanyard.

De plus, avant de quitter le vestibule, Roddy s’arrêta pour dire au chasseur de lui faire préparer du feu dans sa chambre.

Ainsi donc il logeait à l’hôtel Troyon – et peu lui importait que tout le monde le sût.

Ses doutes entièrement dissipés par cet incident, Lanyard suivit dans la salle à manger son ennemi naturel avec un air aussi désinvolte que possible, et tellement imposant que le maître d’hôtel abandonna le détective aux soins de l’un de ses seconds et s’empressa d’aller lui-même placer Lanyard et prendre ses ordres.

Ces derniers donnés, Lanyard se livra à de nouvelles impressions – dont les premières s’avéraient un peu déconcertantes.

Malgré l’impulsivité de son désir, ce n’était pas sans une intention définie qu’il avait resongé à la maison Troyon : il comptait y obtenir quelque indice, aussi mince fût-il, concernant le mystère qui entourait l’origine de ce malheureux enfant, Marcel. Et à cette heure il comprit qu’il avait trop tardé : avec le temps les changements n’avaient guère laissé que l’écorce du Troyon de ses souvenirs : Madame n’occupait plus le bureau de la caisse ; et grâce à des questions si discrètement posées qu’elle ne pouvaient le compromettre, Lanyard apprit du maître d’hôtel que la maison avait changé de direction depuis dix-huit mois : l’ancien propriétaire était mort, et sa veuve avait vendu l’établissement pour se retirer à la campagne – on ne savait pas où au juste. Et avec la nouvelle administration étaient venus un décor et un mobilier neufs aussi bien qu’un renouvellement complet du personnel ; il ne restait même pas un seul des anciens garçons.

Lanyard se rappela le vers bien connu : « Tous, tous s’en sont allés, les visages familiers d’autrefois… » Mais il ajouta, avec une mélancolie vengeresse : « Que le diable les emporte ! »

Par bonheur il expérimenta bientôt que la cuisine méritait toujours son ancien renom d’excellence : c’était du moins une compensation.

D’autres impressions, moins intimes, s’avérèrent singulièrement déconcertantes et paradoxalement rassurantes.

Lanyard pouvait surveiller commodément Roddy, placé en face de lui de l’autre côté de la salle. Le détective avait commandé un repas bien en rapport avec sa mine – l’un et l’autre d’une parfaite banalité britannique. C’était un personnage trapu, à la mâchoire carrée, aux yeux d’un bleu froid, au nez épais, à la bouche en tirelire, à la face aussi rouge qu’un bifteck saignant. Son dîner comprenait une entrecôte, des pommes de terre à l’eau, des choux de Bruxelles, un morceau de fromage, une bouteille de stout. Il mangeait lentement, mâchait avec l’acharnement d’un fort appétit retenu par un mauvais estomac, et tout en mangeant il tenait les yeux attachés sur un numéro de l’édition parisienne du Daily Mail, avec une affectation d’intérêt presque trop bien jouée.

On ne lit pas l’édition parisienne du Daily Mail avec une attention soutenue : humainement parlant, c’est impossible.

Où, donc, était l’objet de cette curiosité si soigneusement dissimulée ?

Lanyard ne fut pas long à déchiffrer cette énigme de façon satisfaisante – autant du moins qu’il était satisfaisant pour lui d’être encore plus certain que la mission de Roddy s’appliquait à quelqu’un d’autre.

En dépit de l’heure tardive, car il était alors près de dix heures, une douzaine de tables du restaurant se trouvaient occupées par des convives en train de prolonger agréablement leur soirée avec dessert, café, liqueurs et cigarettes. La majorité de ses clients étaient des couples, mais à une table voisine de Roddy on voyait une société de trois personnes ; et Lanyard remarqua, ou s’imagina, que l’homme de Scotland Yard ne tournait son journal que durant les silences de la conversation de ces gens-là.

Des trois convives, l’un pouvait passer pour un Américain riche et posé : il marquait un peu plus de soixante ans, et possédait un accent atroce, une toux déchirante, et une figure patricienne aux traits assombris par le reflet d’une âme tourmentée – un masque plissé, creusé, crispé, décelant une inquiétude mortelle. Une fois même, quand cet homme leva les yeux et rencontra par hasard ceux de Lanyard, l’aventurier fut troublé de sentir son regard se perdre dans des yeux pareils à ceux d’un mort : ils étaient d’un gris si clair qu’à quelque distance leur iris se confondait avec leur blanc et ne laissait de visible que les points noirs des pupilles anormalement dilatées et dardant un regard vide, fixe, impassible, entre des paupières dépourvues de cils.

Durant un instant ils parurent sonder Lanyard jusqu’à l’âme avec une curiosité lointaine et impersonnelle ; puis ils s’abaissèrent ; et lorsqu’un peu plus tard l’aventurier le regarda de nouveau, l’homme s’était détourné pour écouter ce que lui disait l’un de ses compagnons.

À sa droite se tenait une demoiselle qui devait être sa fille ; car non seulement elle offrait elle aussi le type américain, mais elle était beaucoup trop jeune pour être la femme de l’autre. Cette jeune personne, discrète à la mode ancienne, assurée mais sans prétention, vêtue avec convenance et avec un goût assez personnel sans excentricité, possédait une souple chevelure brune et de doux yeux bruns ; médiocrement jolie lorsque son visage était au repos, son sourire alangui la rendait presque belle : bref (pensa Lanyard) le genre de femme prédestiné à consoler l’humanité, et dont le plus fort instinct est l’instinct maternel.

Elle prenait peu de part à la conversation, et n’interrompait que rarement ce qui était en fait un dialogue entre son père supposé et la troisième personne de leur société.

En ce dernier, bien qu’il ne pût le voir que de dos, Lanyard était sûr de reconnaître M. le comte Rémy de Morbihan.

Et il se demandait, avec un frisson de plaisir, s’il était possible que Roddy fût sur la piste de ce terrible bandit. Dans ce cas, ce serait là une chasse digne d’être vue – un divertissement rendu plus savoureux encore par sa nouveauté pour Lanyard qui, par exception, y assistait en témoin désintéressé.

Bien qu’il ne figurât point sur l’almanach de Gotha, le nom du comte Rémy de Morbihan n’en possédait pas moins de prestige dans le Paris de l’époque. Il se targuait de descendre de la plus ancienne famille de France et d’être l’homme le plus riche et le plus adulé.

Quant à ses façons, bonnes ou mauvaises, elles passaient pour irrésistibles auprès des femmes, tandis qu’un certain nombre d’hommes, pour cette raison peut-être, faisaient à leur possesseur l’honneur de les imiter. Les revues le chansonnaient ; Sem l’avait caricaturé ; sa charge revenait fréquemment sous le crayon de Forain dans cette inimitable série de dessins que donnait le Figaro du lundi : l’on disait « De Morbihan » d’instinct à la vue de cette silhouette trapue, courte et large, surmontée d’une figure lunaire à moustaches cirées, aux yeux efféminés, et au sourire stéréotypé.

Ce personnage, d’une amabilité proverbiale et d’un entrain inépuisable, devait sa popularité singulière à l’engouement aussi singulier dont il s’était épris pour la toquade gauloise dernier-cri : le « sport ». Il traitait en enfant gâté l’équipe du Rugby Parisien ; il était membre actif du Tennis Club, entretenait non seulement une collection d’autos mais une écurie de courses fameuse, chassait à courre, tirait au fusil comme pas un, patronnait l’aviation et les régates de canots automobiles, risquait durant la saison à Monte-Carlo autant de maximums que le grand-duc Michel en personne, et était toujours prêt à croiser l’épée ou à brûler quelques amorces inoffensives de bon matin dans le Parc des Princes.

Mais il courait de vilains bruits concernant l’origine de sa fabuleuse richesse. Lanyard, entre autres, n’aurait jamais vu en lui la meilleure société ou le meilleur cicerone parisien pour un Américain valétudinaire doué d’une fortune solide et d’une fille attrayante.

Paris, d’autre part – Paris qui excuse n’importe quoi chez quiconque contribue à son amusement – Paris adorait le comte Rémy de Morbihan.

Mais peut-être Lanyard se laissait-il influencer par sa partialité envers les Américains, sentiment qui lui restait des années vécues à New York avec Bourke. Il se figurait même qu’entre son esprit et le leur existait un lien de subtile sympathie. À tout prendre, qui sait s’il n’était pas lui-même Américain ?