Couverture

Eugène Dabit

 

 

 

 

 

L’Hôtel du Nord

 

roman

 

 

 

 

 

Librorium Editions 2018

 

 

Désormais notre laideur même ne se voit pas. Rien qui distingue l’un de nous, le fasse reconnaître. Rien en lui qui arrête le regard, éveille l’attention et l’amour. Nous ne sommes même pas pittoresques. Nous ne sommes ni gentils ni touchants. Chacun de nous, pris à part, ferait un mauvais héros de roman. Il est banal et sa vie est banale. Elle n’échappe jamais à l’ordre commun d’une misère vulgaire.

Jean GUÉHENNO (Caliban parle).

 

 

 

 

Au Docteur G.-H. Moll van Charante

 

 

I

 

Émile Lecouvreur tira sa montre, elle marquait 2 h. 20. M. Mercier, marchand de fonds, lui avait donné rendez-vous sur le quai de Jemmapes, près du poste-vigie, pour 2 heures précises. Il chercha mentalement à excuser ce retard et dit à sa femme et à son fils qui s’impatientaient :

– C’est un type qui s’y connaît, on peut avoir confiance.

Il regarda d’un œil plein de convoitise l’Hôtel du Nord qui se dressait de l’autre côté de la rue.

Louise Lecouvreur proposa :

– Si on entrait ? On dirait aux Goutay qu’on est les acheteurs. De ce temps-là, M. Mercier sera peut-être arrivé.

– Le voilà justement ! fit Lecouvreur. Il tira sur ses manches et toucha gauchement sa casquette. Il avait conscience d’être à un moment décisif de sa vie. Il fut saisi par l’importance du personnage qui s’avançait.

M. Mercier n’eut aucune peine à expliquer son retard. Il l’attribua à une vente sur folle enchère, compliquée de « purge ». Lecouvreur hochait la tête avec gravité. Il devait, pensa-t-il, s’agir d’une maladie.

Ils traversèrent la rue, M. Mercier et Lecouvreur côte à côte, Louise suivant avec son fils Maurice. M. Mercier ouvrit la porte de l’hôtel ; cérémonieusement il introduisit Louise Lecouvreur qui, un feu aux joues, se tenait derrière son mari.

Philippe Goutay, au comptoir, rinçait des verres. On fit les présentations. Mme Goutay apparut sur le seuil de la cuisine. Elle s’excusa d’être surprise en souillon.

– J’étais après la vaisselle, dit-elle. Je cours changer de tablier et je vous suis.

La visite de l’hôtel commença. On accédait au premier étage par un escalier étroit et raide qui se coudait à mi-chemin pour ménager la percée d’une fenêtre. Sur le palier s’ouvrait un couloir desservant les chambres. La lumière arrivait d’une petite cour intérieure que le groupe franchit sur une passerelle, ensuite ce fut l’ombre dans le couloir.

Lecouvreur s’en inquiéta :

– Mais, dites-moi... on se croirait dans un tunnel.

Tout était noir, impossible de lire sur les portes les numéros des chambres. M. Goutay fit observer qu’en février la nuit tombait vite. L’été, le couloir resplendissait. Il ajouta, magnifique :

– Du reste l’électricité est partout..., et après une pause : même aux cabinets.

Les visiteurs marchaient à la file. Les portes, espacées de deux mètres en deux mètres, faisaient dans la nuit des taches d’un noir plus épais. Lecouvreur en compta treize, toutes à sa gauche. L’étage visité, ils revinrent sur leurs pas et gagnèrent le second. C’est alors que Louise Lecouvreur demanda à voir les chambres.

Mme Goutay, pincée, lui répondit :

– Bien sûr, Madame, bien sûr. C’est tout au grand jour ici... Philippe, tu as les clés ?

Au hasard, sembla-t-il, M. Goutay ouvrit une porte. La chambre était si petite qu’il n’y pouvait guère tenir qu’un visiteur à la fois. Ils y pénétrèrent tous les six, à tour de rôle. Louise Lecouvreur s’y attarda. Une lumière grise s’accrochait aux rideaux déchirés, un papier à fleurs déteint attristait les murs ; le lit se trouvait serré entre une armoire de bois blanc et la table de toilette ; dans un coin, près du seau hygiénique, traînait une paire de vieux souliers. L’exiguïté, le dénuement, l’odeur de ce lieu, créaient un malaise. Louise Lecouvreur se détourna. Ses compagnons avaient disparu. Elle les entendait bavarder dans le couloir ; sans doute visitaient-ils d’autres chambres. Pour elle, celle-ci suffisait.

Émile Lecouvreur ne s’étonnait pas de cette indigence. Durant la guerre n’en avait-il pas vu d’autres ; et des nuits dans les granges, ou même « à l’auberge de la belle étoile », comme il disait en riant. Il fallait aussi considérer le prix des chambres : à ce tarif-là, pouvait-on mieux offrir ? D’ailleurs toutes ces salissures partout prouvaient bien que les locataires se souciaient peu de propreté ; cet inconfort ne devait guère les incommoder. Et puis, à quoi leur servaient ces chambres ? À dormir, pas plus.

– Vous vous y habituerez, commença M. Goutay. Faut pas demander l’impossible. Ici, avec les usines du quartier, c’est de la bonne clientèle d’ouvriers, tous du monde honnête, payant bien. Ne faites jamais de crédit, c’est la mort dans notre commerce... La maison du dehors n’a rien de grandiose, bien sûr... faudrait un fameux coup de torchon. Mais que voulez-vous, par le temps qui court, il n’y a que les passes qui puissent payer le prix du crépi...

Il s’arrêta un moment et reprit :

– Ce n’est pas une hôtel de passes...

Les Lecouvreur dirent à l’unisson :

– Sûr, qu’on voudrait pas un hôtel de passes...

M. Goutay approuva :

– Pour ces messieurs-dames, c’est comme pour nous. Notez qu’avec les femmes on travaille, mais qu’est-ce qu’on prend comme ennuis, pour un oui ou pour un non, la police fourrage dans vos papiers. Rien de ça ici ! Avec l’ouvrier, quelques jeunes filles et au troisième les ménages, sans gosses bien entendu, c’est une vraie famille... Ah ! j’oubliais, il y a aussi de vieux locataires qui finiront leurs jours dans l’hôtel. Il baissa la voix : – Des cochons, des malheurs de clients qu’on ne peut pas augmenter.

Le groupe atteignit le troisième étage. Une verrière y puisait à plein ciel la lumière. Sur ce palier, on avait installé une fontaine et les cabinets. Le couloir était assez clair. Au bruit que firent les visiteurs, des portes s’entrebâillèrent.

– Les ménages ! expliqua Mme Goutay.

Lecouvreur suivit M. Goutay dans un grenier qui servait de débarras. Les deux hommes examinèrent les combles et se hissèrent sur le toit. De là, reliés par une fine passerelle, on découvrait les quais de Jemmapes et de Valmy. Des camions chargés de sable suivaient les berges. Au fil du canal, des péniches glissaient, lentes et gonflées comme du bétail.

Lecouvreur, que ces choses laissaient d’ordinaire insensible, poussa un cri :

– Ah ! quelle vue ! Ce que vous êtes bien situés !...

Puis il ajouta :

– Je suis un vieux Parisien, mais voyez-vous, je ne connaissais pas ce coin-là. On se croirait au bord de la mer.

Il s’était arrêté près d’une cheminée et réfléchissait. Un pli barrait son front et donnait du poids à son visage, à ses petits yeux fureteurs. Des fumées tournoyaient dans le soir ; vers le faubourg du Temple de gros nuages couvraient le ciel. La rumeur de Paris montait de toutes parts comme une exhortation confuse. Soudain il se décida, il fallait à tout prix acheter cet hôtel.

– Si vous voulez descendre visiter le logement, lui dit M. Goutay.

Mais une lassitude l’envahissait. Parvenu au bas de l’escalier, il sentit une émotion indéfinissable lui serrer la gorge. Quelque chose de trouble poignait son cœur, la pensée des adieux prochains, des abandons, et, devant ces lieux étrangers encore, un mélange de détresse et de confiance, un goût de péril et d’aventures si violent qu’il en était oppressé. Non, vraiment, il n’avait plus la force de continuer la visite. Du reste la nuit tombait, les clients commençaient à rentrer. Il valait mieux ne pas éveiller leur curiosité avant que ne fussent conclus les accords définitifs.

Il promit au marchand de fonds de donner le lendemain sa réponse pour oui ou pour non. Et il fut heureux de venir s’appuyer au comptoir quand M. Goutay proposa de se rafraîchir.

 

 

II

 

Tout en regagnant leur logis, les Lecouvreur commentent les événements de la journée.

– De vrais Auvergnats ces Goutay, remarque Louise. Ils n’ont rien à envier au désordre de leurs locataires. Elle, je te parierais qu’elle passe son temps à faire des manilles avec les clients. Son ménage, tu as vu ça ? La boîte à ordures en plein milieu de la cuisine. Et la couleur de l’essuie-verres sur le comptoir. Ça ne m’engagerait pas à boire, moi ! Les chambres aussi sont bien négligées, mais avec un coup de torchon et un peu de goût, on pourrait en tirer quelque chose de coquet. Tiens, veux-tu que je te dise, Mme Goutay picole ! Elle a une gueule de bois qui ne me revient pas !

Lecouvreur marche en silence. Le bavardage de sa femme confirme ses propres impressions. Cet accord lui semble, pour leur projet, un gage de réussite. Autrefois, lorsque après bien des palabres, son beau-frère, commerçant enrichi, lui a proposé d’avancer l’argent pour l’achat d’un petit hôtel, Louise, devant les risques d’un avenir incertain, n’a pas caché ses appréhensions. Une décision aussi aventureuse rebutait sa prudence et sa simplicité d’ouvrière. Pour elle, le bonheur, c’était de vivre avec les siens sans chômage ni maladie. On allait acheter un fonds. Et puis après ? Ni elle, ni Émile, ne connaissaient le métier d’hôtelier. N’était-ce pas tenter la destinée, demander plus que la vie ne peut offrir ? On n’a jamais été patrons, observait-elle.

Lecouvreur a tenu bon. Et voici qu’elle se rassure depuis que le projet prend corps. Elle se laisse aller à l’espoir, à la confiance. Ne se voit-elle pas, lavant, astiquant, mettant « une petite cretonne » dans les chambres ? Un monde vierge s’offre à elle, une chance, enfin, d’embellir ses jours, de fixer sa vie...

Lecouvreur, très résolu, ne s’exalte pas. Mais qu’il a plaisir à sentir l’animation de sa femme ! Il lui sourit et l’encourage d’un mot ou d’une simple pression de bras tandis que mentalement il suppute quels avantages il tirera des huit années de bail. De temps à autre, il se penche sur son fils et, d’une voix que le bonheur fait trembler :

– Je crois que ce sera une belle affaire, Maurice !...

Ils descendent le boulevard Barbès. Ils s’avancent de front sur cet asphalte qui est leur sol natal. De front, unis, et le monde s’ouvre devant leurs espérances. Leurs yeux luisent. Qu’il fait bon vivre un soir comme celui-ci, à l’heure où s’allument les réverbères, les rampes électriques et les enseignes et les devantures chatoyantes. Tout est oublié des anciennes rigueurs... Louise s’imagine déjà devant les soldes de « La Maison Dorée », les doigts pris dans les flots d’étoffe. Elle s’arrête, les battements de son cœur la bouleversent. Lecouvreur, lui, voudrait confier sa joie à tous. Il ne va pas se mettre à chanter, à courir sur le trottoir, à serrer sa femme dans ses bras.

Il s’écrie :

– On dîne au restaurant !

Cette décision imprévue les enchante. Mais où iront-ils ? Leur enthousiasme est troublé par une timidité dont ils ne peuvent se défendre. D’abord, peureusement, ils mesurent les prix à l’éclat des enseignes, puis ils sacrifient la prudence à l’ardeur qui les soulève.

Lecouvreur, décidé, pousse la porte d’un « bouillon ». Ils entrent dans une salle où trois lustres répandent une lumière aveuglante. Ils s’installent à une petite table. Sur la nappe d’un blanc glacé, les verres et l’argenterie-imitation resplendissent. Ce luxe les intimide. Un garçon leur présente le menu, attend leurs ordres.

Louise lit à voix haute la liste des mets, dans ses yeux passe une lueur de convoitise.

– Allons, ma petite, décide-toi, dit Lecouvreur.

– Eh, je ne sais pas... On prend de la soupe ? des entrées ? Ah ! tiens, choisis !...

Chez elle, Louise cuisine parce qu’il le faut bien ; c’est la dernière corvée après que le travail est fini. Mais ce restaurant ressemble à un conte de fées. On n’y calme pas seulement sa faim, on y apaise les gourmandises d’une année.

– Garçon, trois cervelles ! commande enfin Lecouvreur.

Il déplie sa serviette. D’une voix mâle que sa femme ne lui connaît pas :

– Qu’est-ce que vous boirez ? du blanc, du rouge ?

– Je veux du cidre, s’écrie Maurice.

– Moi, un peu de blanc, demande Louise.

Ils mangent en silence, avec une sorte de ferveur. L’abondance du repas comble leurs sens et surprend leur esprit...

Après le dessert, le café. Lecouvreur appelle Maurice « Toto » comme jadis. Il regarde affectueusement sa femme dont le visage toujours grave et un peu triste s’est adouci.

– Voilà une journée qu’on n’oubliera jamais, dit-il. C’est comme le jour de l’amnistie... Il baisse la voix : Va falloir mettre ton frère au courant, Louise...

Mais les clients se retirent, on peut converser à l’aise. Les Lecouvreur s’affermissent dans leur résolution. Le garçon de salle, en éteignant un lustre, leur rappelle la réalité.

– Si on finissait la soirée au théâtre ? propose Maurice.

Lecouvreur secoue la tête.

– Mieux vaut rentrer. Faut être dispos demain...

Ils marchent doucement, un peu engourdis par la chaleur du repas. Il tombe une pluie fine ; les rues sont désertes ; mais pour eux la nuit est triomphale et complice de leurs rêves. Ils traversent la place Jules-Joffrin. Voici l’église Notre-Dame de Clignancourt ; en face, la mairie où les Lecouvreur se sont mariés. Comme c’est loin, tout ça, et depuis quel chemin parcouru !

– Tu te rappelles ? murmure Louise qui s’appuie tendrement sur le bras de son mari.

Elle est transportée de confiance. Cette visite de l’Hôtel du Nord se prolonge mystérieusement en elle. Elle n’avait jamais imaginé un pareil milieu. Peut-être est-elle appelée à d’étranges rencontres ? Bah ! toute vie mérite qu’on s’y attache. Et l’inconnu n’est pas sans attraits ni profits. Ont-ils été assez méprisés parce qu’ils logeaient sous les toits ; on les croyait pauvres, sans relations. « Tout va changer », pense-t-elle.

 

 

III

 

Lecouvreur s’éveilla après un bien beau rêve. À peine était-il installé quai de Jemmapes que son hôtel devenait trop petit pour la clientèle. On surélevait la maison. Une foule de curieux s’y précipitait ; du toit, on avait vue sur la mer...

Lecouvreur se leva en souriant de ces heureux présages. Il aurait aimé les confier à sa femme, mais elle dormait. Il fit sa toilette et sortit son costume neuf de l’armoire ; il se sentait dispos, plein d’assurance. La nuit lui avait porté conseil. C’était OUI !

À 9 heures, il arrivait chez le marchand de fonds.

Un honnête homme, Mercier. Heureusement, car Lecouvreur ne comprenait pas grand-chose aux papiers qu’on lui donnait à lire. L’acte de vente lui semblait obscur, compliqué, un vrai grimoire avec ses 14 articles. Il n’osait bouger ni demander trop d’explications, encore moins lever les yeux sur le bureau dont les murs, encombrés de dossiers, l’impressionnaient.

Il se passa la main sur le front comme pour chasser l’angoisse qui lui serrait la tête. Il était en sueur. Quelques phrases difficiles bouillonnaient dans son cerveau. Tout aurait été si simple sans ces paperasses. Enfin, désemparé, piteux, il consentit à tout.

M. Mercier se leva et lui tapa sur l’épaule :

– Vous voilà propriétaire... Une mine d’or, cette maison...

– Vous croyez ? fit Lecouvreur. Je ne voudrais pas manger l’argent de mon beau-frère.

L’importance de son acte le bouleversait. Il tournait nerveusement sa casquette entre ses doigts.

M. Mercier sourit.

– Avant huit ans, vous serez rentier... Il lui serra la main : À ce soir, chez Goutay.

Lecouvreur, rassuré, se rendit au Marais, dans le quartier où il avait travaillé longtemps comme cocher-livreur. Il voulait revoir ses amis.

Il entra chez plusieurs marchands de vin et raconta, en enjolivant un peu, son aventure aux camarades. On l’entourait, on le félicitait. Il avait bien mérité cette bonne fortune !

Sa journée se passa en libations et en adieux. À 8 heures, il retrouvait sa femme et son fils chez les Goutay qui donnaient un dîner pour fêter la signature de l’acte de vente.

Les Goutay avaient réuni deux tables au fond de la boutique. Sur la nappe blanche s’alignaient des assiettes, des plats, des hors-d’œuvre, sans parler des bouteilles depuis le « porto » jusqu’au « vieux bourgogne ». Au centre de la table fumait déjà la soupière.

Les invités arrivèrent. On s’assit. Goutay versa son porto.

– Buvez-moi ça, vous m’en donnerez des nouvelles ! Il fit claquer sa langue, leva son verre : – À la vôtre !

Ensuite chacun baissa le nez sur son potage et l’on n’entendît plus qu’un bruit de cuillères. Après les hors-d’œuvre, Goutay emplit les verres d’un vin du « pays » dont il vantait le bouquet en clignant de l’œil. On parlait déjà affaires, naturellement. Soudain, M. Mercier dit d’un ton péremptoire :

– Laissons ça de côté, ce n’est plus l’heure.

Au dessert, Goutay, la face hilare, fit sauter le bouchon d’une bouteille de « mousseux ».

– On vous vide votre cave, souffla Lecouvreur, très touché de cet accueil. Le repas trop copieux, le bourgogne, les libations de la journée, tout contribuait à l’attendrir. Il se leva, son verre à la main.

– À la santé de nos successeurs !

– Non, non ! interrompit M. Mercier, c’est pas ça. Vous êtes le patron maintenant.

Lecouvreur chercha à se reprendre, mais tout le monde riait et il se rassit. Des clients, attirés par le bruit, avaient peu à peu envahi la boutique.

– C’est la noce ! fit une voix à l’accent méridional.

– Oui, monsieur Pluche, répliqua Goutay. Approchez tous que je vous présente à nos remplaçants.

Il y avait là Mimar, le père Louis, Pélican, le père Deborger, Dagot, des « vieux » de l’Hôtel du Nord, et Latouche le camionneur voisin.

Goutay les présenta un à un, puis avec une pirouette qui amusa, il dit :

– Je régale d’une tournée générale, fouchtra !

Il n’avait pas fini d’étonner son monde. Il était un brin pompette lorsqu’il proposa à sa femme de danser la bourrée. Les chaises rangées dans la cuisine, les tables poussées contre les murs, Marthe Goutay et son mari glissèrent sur le carrelage et battirent de lourds entrechats.

Goutay s’accompagnait en chantant. Les spectateurs frappaient dans leurs mains, se tordaient de rire. Quel bon bougre, ce patron-là !

M. Mercier, Louise et son frère, bavardaient dans un coin. Lecouvreur passait d’un groupe à un autre groupe, trinquait, cherchait à inspirer confiance à ses futurs clients et regardait autour de lui avec un plaisir attendri. Comme tout le monde était sympathique ! Dans la fumée qui assombrissait le café, il voyait se dérouler ses rêves d’avenir.

Goutay jeta un coup d’œil sur la pendule.

– Une heure, diable ! dit-il en cessant de danser. Pas le moment de se faire dresser une contravention. Va falloir fermer boutique.

Dix minutes plus tard, les Lecouvreur quittaient leurs amis et traversaient le canal sur la passerelle. Ils s’arrêtèrent un instant pour regarder l’Hôtel du Nord. On ne pouvait pas en voir grand-chose à cette heure-là. À peine si un réverbère permettait de distinguer les fenêtres du premier étage ; le reste se perdait dans la nuit.

Louise sentit mourir la confiance qui jusqu’alors l’avait tenue joyeuse. C’est dans cette maison qu’ils allaient vivre... Elle tourna la tête et frissonna. Le canal était désert, à côté d’eux l’eau tombait d’une écluse avec un bruit sinistre. Elle se serra contre son mari.

– Oh ! Émile, rentrons vite !

 

 

IV

 

À quelques jours de là, les Lecouvreur emménagèrent. Ils placèrent leurs meubles au petit bonheur dans l’arrière-boutique. Louise se chargerait plus tard d’apporter de l’ordre...

La cuisine, éclairée d’un vitrage, prolongeait le café ; elle se terminait par un triangle où trouvaient place le placard au linge sale et celui de la boîte à ordures. Puis s’ouvrait une chambre carrée, haute de plafond, aux murs nus percés de deux fenêtres. Sous la montée de l’escalier avait été ménagé un réduit obscur, sans autre jour qu’une porte vitrée, le Bureau. Il contenait une chaise, le tableau d’éclairage et le lit de fer du portier.

Les Lecouvreur, habitués à vivre à l’étroit, ne dissimulaient pas leur satisfaction de ce logement.

– Vous pouvez vous estimer heureux, disait Mme Goutay. Bien des commerçants sont mal logés. L’ouvrier ne s’en doute pas, il croit que tout est rose pour nous. Eh bien, non, le métier de commerçant n’est pas si rose que ça... Je ne veux pas vous décourager, mais c’est la vérité. Faut être à la disposition de tous, rendre des services, écouter les cancans. Sans ça, le client vous lâche. Jamais tranquilles, toujours à la merci d’un homme saoul. Quant aux dimanches, ici, bernique !

Les Lecouvreur n’écoutaient pas ce bavardage. En eux couvait l’impatience du paysan qui va prendre possession d’un bien longtemps convoité.

Lecouvreur avait noué un tablier bleu sur son ventre, retroussé ses manches de chemise, enfoncé sa casquette sur les yeux pour en imposer davantage. M. Goutay, près du comptoir, le mettait au courant. Ils inventoriaient les apéritifs : l’amourette, le junod, l’anis del oso qui remplacent l’absinthe d’avant-guerre ; le byrrh, le quinquina, le dubonnet, boissons inoffensives ; le vermouth, l’amer, le cinzano, et tant d’autres flacons dont l’éclat bariolé amusait l’œil avant de tenter la soif.

Quittances en main, M. Goutay donnait des adresses de fournisseurs ; puis dans un verre à apéritif, avec de l’eau, il indiquait la proportion des « mélanges » ainsi que la façon de faire un « faux-col », c’est-à-dire de ne pas emplir le verre jusqu’aux bords.

Il était quatre heures, tout le monde travaillait et la boutique était vide. Soudain, la porte s’ouvrit, un homme entra en coup de vent :

– Un vin rouge !

M. Goutay mit un verre sur le comptoir et passa le litre à Lecouvreur. Il le regarda verser.

– 50 centimes, dit-il.

Mais il ne toucha pas la pièce laissée par le client. Ce fut Lecouvreur qui la ramassa et la glissa dans la caisse avec un contentement intérieur.

D’autres clients arrivèrent. Lecouvreur les servait puis essuyait le zinc du comptoir avec une lavette, rinçait les verres dans un bassin d’eau courante, vérifiant leur limpidité d’un clin d’œil :

– Mon vieux, vous vous en lasserez, remarquait M. Goutay.