Couverture

Charles Ferdinand Ramuz

AIMÉ PACHE PEINTRE VAUDOIS

1910

Librorium Editions 2018

 

À RENÉ AUBERJONOIS

I

Il naquit le 20 septembre 1874, d’Émile Pache, juge de paix, et de Suzanne Charton, sa femme. On le mit d’abord à l’école du village. Puis, à onze ans, comme son frère, il entra au collège de Lully. Seulement Henri, ayant achevé ses classes, en était resté là, tandis qu’il avait été décidé qu’Aimé « étudierait ». Il devait faire son collège, ensuite viendrait le gymnase, ensuite l’Université ; et après, on ne savait plus, mais Mme Suzanne, sans le dire à personne, avait toujours rêvé qu’il deviendrait pasteur.

Or, Aimé allait entrer en deuxième, quand M. Vernet, un jour, arriva. Il était professeur de dessin au collège. Cette après-midi de dimanche, le juge était assis, avec sa femme et la tante Sabine, dans le pavillon du jardin, quand ils le virent venir, montant péniblement la route ; Mme Suzanne l’eut vite reconnu à son parasol vert ; tout le monde fut étonné. Il passait, en effet, pour sauvage, même un peu fou, et il y avait bien dix ans qu’il n’était pas monté aux Bornes, quoiqu’il fût un peu parent de Mme Suzanne. Le juge, qui était en manches de chemise, alla mettre sa veste. Quand il revint, M. Vernet avait déjà pris place, avec les dames, sur le banc.

C’était un endroit frais, ombragé de lilas, tout près du mur de la maison, d’où on dominait la pente et les grands lacets de la route qui descend vers le lac. On était au mois de juillet, quelques jours avant les vacances. Le soleil brillait, pourtant voilé, comme il arrive dans les lourdes journées d’été, et le ciel aussi est comme déteint. On entendait partout crier les sauterelles.

Essoufflé et tout en sueur, M. Vernet avait relevé ses lunettes, et s’épongeait le front, son parasol entre les jambes. Il était habillé d’une jaquette de lasting, d’un pantalon noir et blanc à carreaux et d’une chemise en flanelle ; par là-dessus venaient un vieux chapeau de paille, des lunettes noires et le parasol ; et cet ensemble faisait rire, surtout le parasol, qui était le premier qu’on vît dans le pays, mais il le lui fallait, comme il disait, à cause de ses yeux qu’il avait faibles et malades. En effet, ils étaient enflammés et bordés de rouge aux paupières ; il les essuya avec précaution. Son front était tout en hauteur, et nu jusqu’au sommet du crâne encore à demi recouvert, mais d’où, par derrière, tombaient de longues mèches grises, plates. Il avait, en outre, un grand nez crochu, qui se perdait du bout dans une barbe rêche en pointe, laquelle cachait tout le bas de sa figure, et lui donnait l’air méchant, à distance ; seulement, de plus près, il ne semblait plus que craintif. Il avait l’air effaré et fuyant de ceux qui ont été traqués toute leur vie, avec des mouvements saccadés et nerveux ; il ne regardait jamais les gens en face quand il parlait, non par fausseté, mais par timidité : encore fallait-il le deviner, ce qu’on ne faisait pas toujours, et le plus souvent on le jugeait faux. Pour le moment, il paraissait surtout embarrassé. Il avait commencé par des phrases commodes sur le temps et sur les récoltes, mais visiblement il cherchait à passer à un autre sujet ; le juge lui ayant offert un cigare, il l’avait pris et allumé ; puis Mme Suzanne lui avait demandé des nouvelles de sa santé, il avait répondu qu’elle n’était pas brillante ; alors il y eut un silence ; et le juge, comme sa femme, et la tante Sabine aussi, se demandaient pourquoi il pouvait bien être venu.

Ils se rappelaient les vieilles histoires qu’on racontait sur lui, – comment il n’avait réussi à rien, ayant mangé, comme on disait, sa fortune dans sa jeunesse, à des voyages par le monde, – comment aussi, se disant peintre, il n’avait jamais pu peindre même le plus petit tableau, de quoi on riait, – alors vers quarante ans il était rentré au pays, – et, n’ayant plus d’argent, avait accepté sa place au collège.

On racontait que, par avarice, il coupait ses cigares en deux, n’ayant pas le temps d’en fumer un tout entier pendant les dix minutes de la récréation ; et ses leçons étaient les pires du collège par le tapage qu’on y faisait, les élèves se moquant de lui et le poursuivant dans les rues en criant : « Piston ! Piston ! » (qui était le nom qu’on lui avait donné depuis longtemps et on se le repassait de volée en volée), alors il se sauvait en rasant les murs. Il n’allait jamais au café, il ne faisait point de visites. À cause de quoi, tout le monde se méfiait de lui.

La tante Sabine surtout, car Mme Suzanne était douce de cœur et bonne, et elle le plaignait plutôt ; mais Sabine, étant vieille fille, était devenue sèche et dure avec le temps, et elle regardait son frère ; d’ailleurs ils étaient tous les trois gênés, un peu intimidés aussi sans se l’avouer, mais on le sentait ; – et pour sortir de là :

— Et êtes-vous content d’Aimé ? demanda Mme Suzanne.

— C’est à cause de lui, justement, que je suis venu.

Le juge, voyant que la conversation allait devenir sérieuse, descendit à la cave. Le père Vernet eut beau s’en défendre, le juge y tenait ; et bientôt il revint, portant soigneusement par le cou deux bouteilles, une dans chaque main. Ensuite parut Marianne, avec le plateau et les verres. Et le juge levant le doigt :

— C’est du 84 et je sais d’où il vient !

Cette idée de boire l’avait tout à coup mis de bonne humeur ; il remplit donc les verres, commençant par le sien, comme c’est l’habitude quand on veut s’assurer que le vin n’est pas trouble ; il n’y eut que la tante Sabine qui refusa, disant : « Tu sais bien que je ne prends jamais rien entre les repas. » Et puis, croisant les mains dans le creux de sa jupe, et se renversant en arrière, elle attendit ce qui allait venir.

On ne savait pas quoi, la chose n’ayant été qu’annoncée, et Mme Suzanne déjà tremblait qu’il n’eût à se plaindre d’Aimé, quand brusquement, M. Vernet, s’étant mouché, ayant toussé :

— Peut-être que vous allez me dire que je me mêle de choses qui ne me regardent pas, et me juger mal comme font les autres…, je suis venu pourtant, parce qu’il a fallu…

Il s’exprimait de façon brusque, avec des petits gestes de haut en bas de sa main droite ; et le juge surpris avait reposé tout à coup son verre, tandis que Mme Suzanne, se penchant en avant, disait :

— Vous savez bien, cousin, que vous êtes toujours le bienvenu chez nous.

Mais le père Vernet ne parut point entendre :

— Je sais ce qu’on pense de moi ; alors, n’est-ce pas ? je me cache, parce qu’ils me montrent du doigt ; seulement…

Et soudain il se tut, comme étonné, tout le premier, de son audace, et il lui fallut un nouvel effort pour recommencer, mais à voix plus basse :

— Quand on a un garçon comme le vôtre, il faut qu’on vienne prévenir. Parce que, écoutez-moi bien, ce n’est pas un garçon comme les autres. J’en vois tous les jours, vous savez, et plus que je n’aurais voulu ; j’ai le droit d’en parler ; et il ne faudrait pas que ça se perde, alors voilà, je suis venu…

Le visage de Mme Suzanne s’était éclairé de plaisir, et le juge aussi fut content, mais du dedans et sans vouloir en rien montrer, c’est pourquoi il vida son verre d’un trait ; il n’y avait que la tante Sabine qui, regardant du coin de l’œil le devant de chemise effrangé et l’habit aux boutons manquants du père Vernet, se disait : « Il faut qu’il ait encore du toupet, celui-là, pour venir faire des visites, sale et mal tenu comme il est. »

L’ombre tournait très lentement, l’ombre de l’arbre se déplaçait sur la terre nue vers les grands lis poudrés de jaune et les touffes d’œillets en bordure de l’allée ; on continua à parler d’Aimé. Il se passait, d’après M. Vernet, qu’il n’avait jamais eu d’élève aussi fort que lui en dessin.

— Et, répétait-il en levant la main, ça peut être de l’or pour lui, si vous voulez. Et de la gloire… Alors, comme cela, c’est beaucoup d’avoir du talent, mais on doit le développer ; le talent ne mûrit pas tout seul, il faut qu’on l’aide, comme aux plantes… Moi, voyez-vous, qui sait ? si j’avais eu quelqu’un pour s’occuper de moi, est-ce que je serais où j’en suis ?

Il baissait la tête. Et on pensait qu’il avait dû faire un grand effort pour se décider à venir, qu’il était monté par le gros soleil, qu’on le persécutait, qu’on se moquait de lui, et encore à présent, on devinait l’agitation où sa démarche l’avait mis au tremblement de ses lèvres sous la barbe, de sorte que Mme Suzanne était pleine de reconnaissance.

Mais le juge réfléchissait.

— Si vous voulez, dit-il enfin, moi, n’est-ce pas, je n’ai rien contre…

Quoique au fond un peu inquiet, car ce dessinage n’est pas un métier, mais il était flatté quand même ; et c’est ainsi qu’il avait été décidé que le mercredi et le samedi Aimé resterait à Lully et l’après-midi irait dessiner chez M. Vernet, lequel l’avait proposé de lui-même. La seule difficulté avait été qu’il n’avait rien voulu accepter, sur quoi le juge s’était dit : « On lui fera un cadeau. » La tante Sabine avait bien essayé de répliquer : « À quoi est-ce que ça le mènera ? » Mais son frère tout de suite l’avait fait taire en répondant : « On veillera à ça plus tard. »

Il ne manquait plus qu’Aimé, et de lui parler de la chose. Il arriva enfin du bois où il avait été cueillir des noisettes, bien qu’elles ne fussent pas mûres, – et loin de là, – encore molles au contraire, et presque sans coquilles, et elles font cracher, mais le long du ruisseau il y en avait tellement que c’était une tentation ; il en rapportait plein ses poches. Apercevant M. Vernet, il avait été se cacher.

Il fallut que le juge l’appelât. Il « se gênait », comme disait Sabine. Il était petit pour son âge et pas très fort. Le juge lui expliqua la chose ; il ne comprit peut-être pas très bien, il accepta de confiance.

— Dis merci, reprit le juge.

Il s’avança, et il tendit la main. Et Mme Suzanne, lui ôtant son chapeau, ce qu’il avait oublié de faire :

— Excusez-le, disait-elle à M. Vernet, il n’est pas impoli, mais tellement distrait que quelquefois ça me tourmente…

Elle cherchait par là à montrer sa reconnaissance, étant émue dans le fond du cœur. La première bouteille cependant était bue, et le juge voulut déboucher la seconde, mais le père Vernet déjà s’était levé. Depuis un moment, il ne parlait plus. Il avait dit ce qu’il avait à dire, il ne pensait plus qu’à s’en retourner. Mme Suzanne aurait voulu le retenir à souper, mais elle eut beau le supplier, il secouait la tête, déjà prêt à partir, son grand parasol plié sous le bras, si bien qu’on n’osa pas insister davantage.

On le vit traverser la cour, dans l’ombre des tilleuls, cassée au pied du mur, contre quoi elle avait monté, – ensuite sortir au soleil ; et, comme il marchait vite dans ses habits trop larges, les pans de sa jaquette se soulevaient derrière lui. Il avait ouvert son grand parasol ; il tourna à gauche, il gagna la route ; et il descendit la route à grands pas, le dos voûté, la tête basse, en se retournant par moment.

L’heure où on trait était venue. On vit Milliquet sortir de chez lui. Car, large et surtout longue, sous son vieux toit bas à tuiles noircies, la maison logeait tout le monde ; à ce bout du jardin et du verger, le juge, à l’autre Milliquet, le fermier, et sa femme, et le domestique François ; huit chambres à un bout, quatre à l’autre ; et entre deux la grange avec sa belle porte ronde, et l’écurie et les « hauts-lieux ». La fontaine était dans la cour. Les vaches allèrent boire ; Milliquet faisait claquer son fouet. Quant au juge, il n’avait pas bougé de sa place et causait avec la tante Sabine, tandis que Mme Suzanne était allée surveiller le souper.

— Il ne me plaît pas, je te dis, cet homme, avec sa figure pointue, et pas lavé depuis huit jours, répétait la tante Sabine. Ça reste caché des années, ça sort tout à coup, Dieu sait pourquoi… moi je dis : pour des bêtises.

— Puisque ça peut lui être utile.

— Utile, utile ! Veux-tu me dire à quoi ? Pas à le faire étudier toujours. Et si on veut faire de lui un bon pasteur, il ne faudrait pas lui apprendre à tant crayonner pour perdre son temps. Voilà mon avis, toi, tu as le tien : on verra bien quel est le bon.

Le juge haussa les épaules. Il savait sa sœur d’humeur difficile, l’ayant éprouvé maintes fois ; il avait même un peu peur d’elle à cause de son franc-parler ; mais il était tout d’une pièce : une fois qu’il avait dit oui, c’était oui et pas autrement.

— Vois-tu, reprit-il, ne parle pas trop. On verra bien. Si ça va, tant mieux ; si ça ne va pas, on arrêtera.

Et ce fut tout, sa femme revenant, en qui il avait confiance, ayant toujours été servi par elle avec prévenance et douceur. Ils se turent tous trois, goûtant la fraîcheur qui venait, avec un petit vent du soir. Il grandit tout à coup en force.

Il y avait des petits nuages au ciel ; eux, ils ne bougeaient pas ; ils fondaient sans bouger de place comme des morceaux de sucre dans l’eau. Alors les feuilles des lilas, rebroussées, montrèrent leur dessous gris ; ils furent mêlés de ces deux couleurs, le gris et le vert.

Il était six heures quand Henri rentra. C’était l’aîné ; il venait de faire son service militaire. Il avait été tirer à la cible, avec la société de tir. Il portait son fusil sur l’épaule, ayant à son chapeau une couronne en papier doré. Par-dessus le mur, il cria :

— Le premier prix, trente-huit points.

Le juge répondit :

— Eh bien, viens boire un verre.

Il lui versa un verre, que l’autre but d’un trait, et avec la main gauche, passée dans la bretelle, il tenait son fusil appuyé contre lui. Le juge l’aimait bien. Et Mme Suzanne aussi, mais elle s’effrayait un peu de ce grand fils, déjà si fort et si loin d’elle. Puis elle pensa à Louise, son unique fille, qui n’était pas là, mais elle ressemblait à Henri, venant tout de suite après lui. Il ne lui restait plus qu’Aimé. Juste avant Aimé, il y avait eu la petite morte, la petite Marie morte. Celle-là était douce, elle était caressante et douce, avec des cheveux blonds bouclés. Mais le bon Dieu l’avait reprise.

II

Il eut le bonheur de naître planté profond en terre, et nourri de profond, comme un arbre avec ses racines. Il y en a qui sont seulement posés dans un pays. Lui, quand on lui demandait : « D’où es-tu ? » il pouvait répondre : « Je suis d’ici depuis toujours. »

Ils sont tous Pache, ou presque, à Valençon. Et quand ils s’y sont établis, et d’où ils sont venus, personne ne pourrait le dire. Cela s’est fait dans les très anciens temps, quand le pays peut-être était encore catholique, et savoyard, avec un duc ; et bien d’autres temps sont venus depuis ; l’une par-dessus l’autre, sont venues les années, et les dizaines et les centaines d’années ; à présent, on ne sait plus.

On sait seulement qu’ils sont presque tous Pache, et par conséquent presque tous parents, ayant une même origine. Mais le juge était riche, et puis aussi il était juge.

Son père, pourtant, le vieux Siméon, avait tout au plus, comme on dit, « de quoi », quand il s’était mis en ménage. Seulement il était têtu. Il était de ces vieux tout rasés et têtus qui vont toute leur vie dans une même direction, avec rien qu’une idée en tête, et cette idée était qu’il fallait gagner de l’argent. À force de s’être levé, tous les jours, l’été à quatre heures, et à cinq l’hiver, pendant cinquante ans ; de s’être, pendant cinquante ans, tenu penché sur la charrue, il avait laissé à sa mort quarante poses et quinze bêtes, outre les Bornes, le château, et pas mal d’argent à la banque. Il avait été adroit, dur pour les autres et dur pour lui. Et puis, un jour, il était mort. Le juge avait gardé les Bornes ; à la tante Sabine était revenu le « château ». C’était, dans le haut du village, une grosse maison carrée, plus haute que les autres, avec un toit pointu, et il y avait, sur le faîte, deux grosses boules en fer-blanc. Les dernières années de sa vie, le vieux Siméon l’avait habitée, étant trop vieux pour travailler, et tordu par les rhumatismes. La mort le trouva là, qu’il appelait et espérait impatiemment, se sentant inutile avec ses pauvres mains nouées. Et le juge l’avait aussitôt remplacé.

C’est ainsi une force qu’il y a dans ces lignées d’hommes, restés aux mêmes lieux, dans les mêmes idées, et se les repassant, et se transmettant ces idées. Ils ne meurent pas tout entiers. Aux Bornes, rien n’avait changé. Le même éclair des faux entre les arbres au temps des foins, le même roulement des chars qui rentrent le soir, lourds de gerbes, le même grand toit brun, à peine les noyers plus touffus d’année en année, mais on ne le remarque pas ; et le juge, longtemps, comme avait fait son père (il n’était pas encore juge, en ce temps-là), avait cultivé lui-même son bien. Il avait fallu qu’il fût nommé juge pour se décider à prendre un fermier.

Parce qu’il avait de l’intelligence, et qu’on le savait juste et expérimenté, il avait été nommé juge ; il avait alors trente-cinq ans ; il n’avait pas pris femme encore, par prudence et circonspection et crainte aussi de mal tomber. À cela s’ajoutait un peu d’ambition qu’il cachait, et se cachait à lui-même, en sorte qu’il mit longtemps à trouver celle qu’il cherchait ; et ce fut seulement trois ans après qu’il la trouva.

Elle était demoiselle, elle habitait Lully, où son père, M. Charton, possédait la scierie des Ouches. Cette scierie des Ouches est un peu hors la ville ; on apercevait des Bornes les grands toits rouges des hangars. Et bien souvent, le juge, avant de s’être déclaré, était venu s’asseoir à la fenêtre de sa chambre, et regardant là-bas, il se demandait : « Que fait-elle ? » ou « Pense-t-elle à moi ? » et il était ému, car il ne savait pas encore si elle voudrait bien de lui. Elle avait bien voulu de lui. Et quoiqu’elle fût riche et fille unique, son père aussi avait dit oui.

Elle n’était plus toute jeune, ni jolie, encore qu’elle eût de beaux yeux ; elle était plutôt pâle et maigre, avec une tête penchée, et des mains lasses qui pendaient ; mais bonne, aimante et dévouée, elle avait donné tout son cœur au juge. Il y eut les noces un jour, du bruit un jour aux Bornes, des mortiers tirés, les cloches sonnant ; puis le silence, avec l’air déplacé, était revenu, retombé ; la vie avait repris, unie et régulière ; et aux nouveaux époux quatre enfants étaient nés.

Telle était la famille. Le juge pourtant avait eu un frère, l’oncle Lucien, qui était son cadet, tandis que Sabine était de beaucoup son aînée ; mais de l’oncle Lucien, on ne parlait jamais. Les autres avaient été droit ; lui seul, comme on dit, avait mal tourné. Tout jeune, il avait mal tourné ; à seize ans déjà, videur de chopines et coureur de filles ; fainéant surtout, bon garçon au fond, et toujours gai et complaisant, et excellent danseur et chanteur de chansons ; mais incapable d’autre chose. Aussi les dettes étaient-elles bientôt venues, qu’une première fois son père avait payées, mais pas une seconde fois ; finalement le vieux Siméon l’avait chassé de la maison. Alors, pendant des années, il avait couru le pays, couchant dans les granges, mangeant au hasard, jusqu’à ce qu’un matin d’hiver, on l’eût trouvé étendu mort dans un fossé, à l’entrée du village.

On ne parlait jamais de lui, et c’était un des souvenirs d’Aimé, quand il était petit garçon, que cette après-midi de dimanche, où, le juge étant avec des amis, avait raconté cette mort. Comment le fossé était plein d’eau ; comment l’oncle Lucien, étant sans doute soûl, avait roulé dedans la tête la première ; comment il s’était mis là-dessus à geler, et qu’on avait trouvé le corps pris dans la glace. Il avait fallu la casser ; des morceaux d’habits et jusqu’à des lambeaux de peau étaient restés attachés aux débris.

Et Mme Suzanne, qui était là aussi, avait levé les mains. Elle avait dit :

— Pauvre Lucien !

Le juge avait repris :

— Il n’était pas mauvais, au fond.

Il y avait eu un moment de silence. Aimé était caché parmi les haricots.

Cet oncle Lucien, il ne l’avait pas connu. Il n’avait vu, autour de lui, que le régulier de la vie. Il avait ouvert peu à peu ses yeux sur des jours aux heures égales et un beau pays doré de soleil. Le village est là, à cinq cents mètres, au plus, des Bornes, sur la crête, comme les Bornes. On a la pente droit sous soi, avec les prés premièrement, et alors elle est douce encore, mais tout à coup elle raidit, hérissée à présent de vignes, rugueuse et grise d’échalas, dégringolant par petits casiers de murs en étages, mille marches d’escaliers. Enfin, de nouveau elle s’adoucit ; elle va encore un bout, mais presque à plat, jusqu’au lac ; et Lully est là, sur la rive.

On voit tout le lac du village. Étendu en longueur, déroulé de l’est à l’ouest, ses deux extrémités se perdent dans la brume. Il a la forme d’un croissant. D’ordinaire, il est lisse et pâle, dans le gris et le blanc d’argent ; mais parfois, quand souffle la bise, il se fonce et se ride, et devient tout à coup comme un grand labourage bleu. La rive qu’on a sous soi se déroule largement, avec ses petits golfes, avec ses mille pointes, des villes à ses pointes, les taches des arbres et des murs ; mais, sur l’autre rivage, aussi loin qu’on peut voir, à droite comme à gauche, il y a les montagnes. Il y en a une grande, qui est là assise dans sa robe bleue, à gros plis cassés de rochers, sous son bonnet blanc qu’elle ôte l’été ; et au-dessus d’elle vient tout le ciel, ouvert de toute part, en rond, – où on voit de loin s’approcher les nuages, et de très loin le mauvais temps s’annonce, et les gens regardent le ciel, et disent : « C’est la pluie pour après-demain. »

Ils se trouvent bien dessous, à la place où le bon Dieu les a mis. On ne peut pas dire qu’ils soient riches, seulement ils ne sont pas pauvres, comme on voit vite à leurs maisons et à la grosseur des fumiers. Ils sont placés à la limite de la vigne et du blé, paysans avant tout, mais un peu vignerons, et on est bien content d’avoir un tonneau dans sa cave, quand il fait soif, par les chaleurs. Un tonneau dans sa cave, en même temps la grange pleine, cinq ou six bêtes à l’écurie : ils sont ainsi trois cents, ils se ressemblent tous entre eux. Ils ont le teint rouge, avec des moustaches, et d’être trop souvent trempées dans le vin, elles se sont comme déteintes, elles ont tourné au vert. Ils aiment rire, mais le cachent. Ils ont de la vivacité : mais d’abord ce qu’on voit c’est qu’ils sont lents et lourds, ayant l’habitude de suivre la charrue, dans la grosse terre qui colle aux souliers. Ils disent : « On a bien le temps. » C’est qu’ils ont appris cette vérité. Et ils se moquent d’en dessous, étant moqueurs, mais n’osant pas le laisser voir. Ils n’aiment pas ceux de la « tempérance ».

On voit des jardins autour des maisons ; les femmes ont le goût des fleurs, si bien qu’il y en a tout plein, de celles d’autrefois, des lis, des immortelles. Et, autour de l’église, le village est serré, avec ses toits de tuiles et ses contrevents verts. Alors, derrière, les champs montent, et montent doucement, en bandes de couleurs, jusqu’aux collines où sont les bois. Là-bas, en arrière, c’est le gros pays, plein de ruisseaux et de vergers : le plateau, comme on dit, qui va par hauts et bas jusque là où les eaux, changeant de direction, tournent aux fleuves d’Allemagne ; mais celles du lac s’écoulent au Rhône ; et on parle, sur ce versant-ci, la chère langue, un peu traînante, un peu chantante, qui est encore du latin.

Il ouvrit les yeux à ces choses. Il vécut dedans, jusqu’à dix ans, sans rien voir d’autre. Il allait avec François faucher l’herbe. Ou bien il suivait Pointet le taupier qui tendait ses trappes le long du ruisseau. Ce Pointet avait un vieux chapeau rond, une blouse tout effrangée, un pantalon déchiré au genou ; on lui donnait deux sous par taupe qu’il prenait, il en rapportait des fois plein sa hotte.

Il y avait encore au village un vieux de quatre-vingts passés, qui avait été à la guerre du temps du Grand Napoléon. Celui-là savait des histoires. Il racontait toujours les mêmes, mais elles étaient si belles à entendre qu’on n’aurait pas voulu qu’il en changeât. Celle du cheval mangé cru dans la retraite de Russie, quand on faisait du feu avec les crosses des fusils ; celle du soldat qui tenait son ventre, « pour empêcher les boyaux de traîner » ; celle du colonel à la tête emportée, qui continuait cependant à galoper devant ses hommes, en éperonnant son cheval. Toutes ces histoires, et bien d’autres, et, dès que l’une était finie, l’autre venait, toujours pareille ; cela n’en finissait plus. Un vieux tellement vieux qu’il ne pouvait plus se lever de dessus son fauteuil de paille, où on l’asseyait le matin, à la porte de sa maison ; mais, en parlant il s’animait : « Boum ! boum !… » il faisait le bruit du canon ; puis il mettait en joue, et visait longuement, l’œil à demi fermé, et paf ! l’ennemi, atteint par la balle, tombait de tout son long et ne remuait plus.

Aimé allait quelquefois aussi se promener avec sa mère. On montait par les bois, on passait chez Rose la Folle ; on disait, en redescendant, bonjour à la tante Sabine ; il y avait ensuite arrêt à la boutique, on mangeait du pain et du chocolat.

Mais c’était fini de courir. Le collège à présent lui prenait tout son temps. Il partait le matin, il ne rentrait que le soir. Tout le premier bout de chemin c’était plein d’oiseaux à cause des arbres ; plus bas, il n’y avait plus d’arbres, et il n’y avait plus d’oiseaux. Il fallait d’abord suivre la route, mais une fois arrivé à la hauteur des vignes, il prenait par les raccourcis : il n’avait plus qu’à se laisser tomber par les sentiers pierreux où les cailloux roulaient, entre deux haies d’échalas, habillées et enrubannées de fines pousses à fortes vrilles et frêles feuilles transparentes, où les fleurs en s’ouvrant sentaient comme le miel, quand juin était venu. Sous lui, le lac tout enflammé avec sa surface polie comme la plaque d’un miroir ; au-dessus de lui, le chaud soleil tout rond, et le désert et le silence, à part le temps des raisins mûrs ; alors passaient dans l’air et tombaient brusquement, en petits nuages qui faisaient une ombre, les grives et les étourneaux. Il était vite au bas de la pente ; les vergers recommençaient. Puis venaient, une à une, les premières maisons, encore éparpillées, à moitié de la ville et à moitié de la campagne, avec des pressoirs et des écuries ; ensuite, plus serrées, dans d’étroits jardins, des villas (comme on commençait à les appeler) ; il enfilait une première rue, une deuxième, une troisième, large, celle-là, et pavée ; il était arrivé. Quatre heures de leçons, le matin, il dînait ; l’après-midi, deux heures de leçons. Et c’était le même chemin, exactement, en sens inverse : mais il y fallait le double de temps.

Il fallait à peu près, pour remonter, une heure, et quand il pleuvait, c’était dur. Il pleuvait ; sur quoi, il neigeait. Il y avait des fois deux pieds de neige ; il y avait des fois où il gelait si fort que les murs éclataient, et des grands vents, et des orages ; au gros de l’hiver, il partait de nuit, il faisait nuit quand il rentrait, mais l’habitude est vite prise. On sent moins la chaleur, on souffre moins du froid. Et Mme Suzanne avait été d’abord bien inquiète pour lui ; elle dut bientôt reconnaître qu’Aimé, avec le temps, s’était plutôt fortifié.

Il s’était hâlé, bruni au soleil, et endurci sous les averses. On lui faisait d’ailleurs des vêtements en conséquence, avec des souliers pour le mauvais temps, à fortes semelles et à clous. Puis Mme Suzanne, restant malgré tout anxieuse (elle avait cela dans le sang), c’était encore, à son retour, des petits soins de toute espèce, dont il était humilié, et il disait quelquefois : « C’est bon pour les filles, tout ça. » Mais il lui fallait obéir. À peine entendait-elle son pas dans l’escalier qu’elle accourait à sa rencontre. « Tu vas mettre ton vieil habit… Et puis montre-moi ta chemise… Mon Dieu, elle est toute mouillée… Change aussi de chemise… » Il boudait un moment. Et un autre sujet d’ennui, c’étaient toutes ces questions : « As-tu bien dîné ? As-tu été interrogé ? Quelle note d’histoire as-tu eue ? » À peine s’il y répondait. Ils ne savent pas, les garçons, quel amour il y a dans ces petites phrases ; il se dépêchait d’aller se cacher dans sa chambre. Car il y avait encore les devoirs à préparer, et les soirs étaient courts, et il était consciencieux.

Mais cela faisait des mois tout de même. Des mois tout pareils ; et tout restait pareil à Valençon, comme à Lully, avec le long ruban de route toute blanche, et les mêmes objets tellement regardés qu’il ne les voyait même plus.

Le mercredi et le samedi, toutefois, il y avait un changement ; ces deux jours-là, jours de marché, Aimé était libre à onze heures ; et, sur la route, ces deux jours-là, les chars se touchaient tous, chars à bancs et chars à échelles qui remontaient en longue file, avec le cheval qui tirait, tête basse, entre les brancards.

Alors, le plus souvent, au lieu de prendre par la route, il suivait, pour rentrer, les bords de la Viorne, dans le fond du ravin qu’elle s’est creusé là. Cela faisait un détour, mais il en valait bien la peine. Il fallait par moment sauter de pierre en pierre dans le lit même du ruisseau, en se tenant aux branches des buissons recourbés par-dessus et si enchevêtrés qu’on ne pouvait les traverser qu’à certaines places, qu’il fallait connaître ; il fallait avoir le pied sûr pour grimper aux talus glissants, et puis ne pas se perdre, dans l’épaisseur des bois, plus en amont, à la hauteur des Bornes, et sortir juste au bout du champ d’où la maison tout à coup se montrait. Il y avait l’ombre, par les jours très chauds. Il y avait l’humidité, sous les pieds, de la terre noire, les beaux champignons poussant autour des troncs (l’oronge, le bolet et l’agaric délicieux), certains petits fruits poisons qui font peur, pendant en colliers rouges à de très fines tiges qui penchent sous le poids, – et des histoires de ces fruits mangés par des hommes qui en étaient morts. Les gros frelons aussi passant de leur vol droit qui fait un bruit de cloches : et on racontait que trois piqûres tuaient un homme, six un cheval, neuf un éléphant. Là-dessus, quelquefois, apparaissait Rose la Folle.

Elle sortait soudain de derrière un buisson, avec son panier vide au bras, son caraco de cotonnade, son maigre cou fait de cordes, remontant aussi du marché, – et elle était seule avec Aimé à ne pas suivre la route. Elle passait sa vie à rôder dans les bois, cueillant les petits fruits et les champignons, pour les vendre. Elle était étrange à voir, glissant sans bruit entre les troncs. Il semblait que les arbres la connussent, et les oiseaux aussi, qui ne s’envolaient pas, tellement elle était chez elle, – et, se sentant chez elle, ne se dérangeait pour personne. Sa folie était celle-ci, qu’elle croyait que Jésus-Christ habitait toujours sur la terre ; et qu’il venait souvent la voir. Elle disait : « Il est encore venu hier. Il m’a aidée à faire ma soupe. » Elle disait aussi : « Comment serais-je malheureuse, puisqu’Il est près de moi et que je n’ai qu’à L’appeler ? »

Elle voyait Aimé et riait vers Aimé, étant bonne avec tout le monde. Aimé, d’abord, avait eu peur d’elle, encore qu’il eût souvent accompagné sa mère, quand Mme Suzanne lui portait un morceau de viande ou une assiette de bouillon, – mais c’était sa manière de sortir on ne savait d’où, quand on s’y attendait le moins, dressée tout à coup devant vous, comme quelqu’un qui s’est couché par terre ; – puis il s’était accoutumé. Elle l’appelait :

— Connais-tu ça ?

Elle avait toujours plein son tablier de plantes, qu’elle cueillait ou arrachait, selon que leur vertu était dans la racine ou dans les feuilles ou les fleurs, des plantes pour les médecines ; et des pierres à drôles de formes, un nid tombé, une petite souris morte, une plume à belles couleurs. Elle disait :

— Connais-tu ça ?

Elle disait :

— Quand le renard a des petits, il commence par les laver ; quand ils n’ont pas une jolie queue, eh bien, leur papa leur coupe la queue ; ça, c’est une queue de renard.

Elle montrait une de ces plantes qu’on appelle prêles. Elle ne mentait pas. C’était sa vérité à elle ; et en tout elle avait ainsi sa vérité. Et elle riait encore une fois, en refermant son tablier, – puis disparaissait aussi subitement qu’elle s’était montrée.

Aimé restait là à réfléchir. Il apprenait à voir de près les choses. Comment chaque oiseau a son nid ; comment la taupe fait son trou, et le renard fait son terrier, ménageant deux ou trois entrées, comment l’écureuil grimpe aux écorces lisses (grâce à ses griffes recourbées) ; comment aussi l’eau du ruisseau est si luisante au creux des mares qu’on peut compter dedans les feuilles, et elles font autour une dentelle noire, tandis qu’au milieu c’est un rond tout bleu, ou blanc, ou bien gris, parce que le ciel s’y reflète ; et les nuages y passent, avec un mouvement très doux…

— Aimé, tu es bien tard. Qu’as-tu fait, mon garçon ?

Il ne répondait pas. Il était un peu à part, un peu renfermé. Marianne disait : « On ne sait pas toujours ce qui mijote dans sa tête. » Appliqué pourtant et obéissant. Plutôt triste, presque toujours, étant un peu seul, – et puis les jours se suivaient monotones ; et il faut aux enfants de la nouveauté.

Mais il y avait aussi des beaux jours. Ainsi la moisson de 86. Une paille serrée, des épis tout bruns qui pendaient. Quand on en cueillait un, il était dans la main comme un morceau de plomb. Dans tout le pays, outre les Savoyards qui viennent d’habitude, on avait fait venir encore des Fribourgeois, tant il y avait à faucher, et des filles étaient descendues du haut pays pour ramasser, parce que la moisson chez elles est plus tardive.

Rien qu’aux Bornes, elles étaient deux ; et d’hommes ils étaient trois, deux de Bernex, qui ne parlaient que leur patois, et un de Châtel-Saint-Denis. Le dernier char fut rentré à huit heures ; c’était le plus pesant qu’on eût encore fait, large et haut comme une maison. Les deux filles étaient assises au sommet, tandis que les hommes marchaient à côté ; Milliquet tenait la bride du cheval. Comme ils arrivaient, le juge sortit, Mme Suzanne aussi, et Aimé sortit avec eux, et Marianne de la cuisine ; et tous, depuis la cour, le regardaient venir. Il était tout noir sur le ciel ; c’était le ciel rose doux des beaux soirs d’été qui finissent. Alors, sur le chemin pierreux, les gros chevaux tiraient ; on entendait sous le poids des roues les pierres éclater, pendant que la masse avançait branlante et il y avait partout le silence, une grande paix, le repos.

— Eh bien, cria le juge, cette fois ça y est ?

Milliquet répondit :

— Cette fois ça y est.

Les filles chantaient ; les garçons riaient, en regardant vers elles.

— Alors, reprit le juge, il vous faut venir boire ; boire et manger et rire, puisque cette fois c’est fini.

C’était, comme on dit, le « ressat », la fête de la fin, qu’on ne fait plus du tout à présent, ou très rarement, mais qu’on faisait toujours, dans le temps, quand les récoltes avaient été belles, pour se réjouir le cœur en commun et récompenser tout le monde dans le vin et l’amusement. On avait mis la table dans la grange, quinze couverts, – et le juge au haut bout, avec à ses côtés sa femme. Le boire ne manqua pas, ni le manger. Marianne avait tout préparé d’avance, tout était servi d’avance en viandes froides, et salade, rôti de veau et saucisson, et pommes de terre frites. On mangea à sa faim, on but à sa soif, – on but au delà de sa soif, parce que boire est un plaisir. Ils étaient là quatorze ensemble, les maîtres et les domestiques, et étaient contents d’être ensemble. Ils parlaient fort, ils s’appelaient.

Et puis, comme il se faisait tard, François prit son accordéon. Il y avait la lune ; il faisait clair comme en plein jour. François prit son accordéon et, assis sur le tronc à enchapler la faux, il se mit à jouer ; sur quoi, les garçons allèrent aux filles.

Il y avait une grande lune ronde ; elle venait de sortir du bois, et elle était ronde et très grande. Et François jouait en fermant les yeux, quelquefois il penchait la tête jusqu’à toucher son instrument et le serrait contre sa joue ; d’autres fois, il se redressait et se renversait en arrière, et ses doigts pendant ce temps allaient vite sur les notes, dans une mesure marquée, à quoi les pieds obéissaient tout seuls, et tout le corps, à la mesure. Et le juge dansa avec Mme Milliquet, Milliquet avec Mme Suzanne ; les filles et les garçons ensemble tour à tour ; Aimé lui aussi s’était mis à tourner, tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre.

Pour finir, selon la coutume, on alluma le feu de la moisson, on y met la dernière gerbe. Elle flamba claire, tout d’un coup, – et se donnant la main, tout le monde ronda autour.

Puis, comme le feu s’éteignait, une des filles, qui s’appelait Aline et était rieuse et futée, sortit brusquement de la ronde, ôta son grand chapeau de paille ; et elle le posa sur les braises.

Elle riait, elle disait :

— On en aura encore pour un petit moment.

Et la ronde repartit, pendant que le chapeau brûlait.

III

Mme Suzanne lui avait préparé ses plus beaux habits, avec un col blanc et une cravate. Il portait en ce temps-là une veste à plis, en étoffe beige. Cette veste, d’habitude, il ne la mettait que le dimanche. Seulement il fallait, comme disait sa mère, pour cette première leçon, avoir au moins « bonne façon ».

Donc, au lieu, ce mercredi-là, de remonter à Valençon sitôt les classes terminées, il alla dîner, comme à l’ordinaire, chez M. Dufey, l’agent de banque, où Henri déjà avait pris pension. C’était une connaissance du juge, et il avait un fils dans la même classe qu’Aimé.

Aimé mangea peu. Et M. Dufey lui ayant dit pendant le repas : « Alors tu te lances dans le dessin ? » il avait baissé la tête, avec une envie de pleurer. Il avait d’abord peur qu’on ne se moquât de lui, – et puis c’était aussi la peur de ce qui allait se passer.

À deux heures moins un quart, toutefois, il se trouva prêt, la leçon étant pour deux heures. Il connaissait bien le chemin, l’ayant souvent fait avec Mme Suzanne, du vivant de son grand-père Charton : la maison de M. Vernet touchait presque, en effet, à la scierie. Il se souvenait de la roue tournant avec force et lenteur sous le panache d’eau du grand canal de bois soutenu en l’air par des pieux, de la cour pleine de sciure, et des hauts tas de planches qui sentaient la résine.

Même il tâchait de penser à ces choses, pour se distraire, mais vainement : et il avait froid dans le dos.

Aussi plus il allait, plus il avançait lentement. C’était une petite maison basse, avec rien qu’un étage et une cour sur le devant. Une cage était accrochée à une fenêtre du rez-de-chaussée ; il y avait dans la cage un chardonneret qui chantait.

Aimé, un grand moment, resta planté devant la grille. Jamais, se disait-il, il n’oserait aller plus loin. Il n’avait qu’une idée : se sauver au plus vite ; et peut-être qu’il l’aurait fait, si tout à coup une petite femme maigre, au chignon gras et au teint noir, n’était sortie de la maison, et passant près de lui :

— Après qui demandez-vous ?

Il hésita :

— Après M. Vernet.

— Montez vite, il vous attend.

Tels furent ses débuts, dans la peinture, à quatorze ans.

Il monta l’escalier, il tira la sonnette. M. Vernet lui-même vint lui ouvrir. Il fit entrer Aimé dans une grande chambre claire à trois fenêtres et lui ayant dit de s’asseoir :

— À présent, il s’agit de savoir si tu es sérieux ou non. Parce que tu n’es pas venu ici pour t’amuser, mais pour travailler. Regarde-moi bien, veux-tu travailler ?

Aimé devint tout rouge, leva les yeux, les rebaissa ; il eut tout juste la force de faire signe qu’il voulait bien…

— Alors on tâchera de faire quelque chose de toi. Dieu sait, avec de la patience, tu pourras peut-être aller loin. Il y a l’École des Beaux-Arts, tu sais. Et c’est entendu comme ça, tu viendras deux fois par semaine, régulièrement, tous les mercredis et les samedis… À présent à la besogne…

Aimé avait rougi de nouveau. Il s’était trouvé perché sur un haut tabouret de paille, avec une planche à dessin, une feuille de papier Ingres et, posée sur un chevalet, une tête de Minerve en plâtre.

— Tu vas me copier ça !

Sur quoi, M. Vernet sortit. Resté seul, Aimé regardait cette tête de Minerve. C’était un vieux moulage usé, cassé au cou, avec un casque, – l’arête du nez était noire de crasse et le relief du casque aussi.

Comme on le lui avait enseigné, il prit d’abord ses mesures en étendant le bras et en fermant un œil ; puis traça son contour ; et, au bout de deux heures, le front et un œil étaient faits.

De temps en temps, M. Vernet entrait, mais pour ressortir aussitôt. Malingre, voûté, toussotant, vêtu d’un vieux gilet de chasse et d’une chemise sans col qui laissait voir son cou ridé, il allait et venait sans cesse d’une pièce à l’autre ; il semblait qu’il eût oublié Aimé.

Quand quatre heures eurent sonné, il reparut ; et, montrant le coin de la chambre :

— Je t’ai fait une place pour ta planche. Tu l’y reporteras chaque fois, tu entends.

Il n’avait même pas regardé le dessin d’Aimé. Mais le samedi suivant Aimé dut revenir.

Ces leçons lui pesaient ; toute sa vie en fut gâtée. Il s’appliquait pourtant, prenant soin des contours, faisant les ombres avec l’estompe, les clairs avec de la mie de pain, ainsi qu’on le lui avait enseigné.

— Tu sais, lui avait dit un jour M. Vernet, je te laisse aller, je ne m’inquiète pas de toi, je voudrais voir d’abord de quoi tu es capable ; seulement je te préviens que tout ce que tu feras sera mauvais pour commencer ; il n’y aura qu’à le refaire.

Aimé refit trois fois sa tête de Minerve. L’hiver venait, les jours avaient diminué. Quand Aimé remontait, le soleil maintenant touchait au Jura. La grosse boule rouge descendait en tremblant, puis elle était coupée en deux. Brusquement, il faisait plus frais. Et par le grand pays qu’on voit en longues vagues s’en aller, de ses creux et de ses replis, une ombre se levait, on aurait dit une fumée, et les carrés des bois noircissaient peu à peu. Mais le ciel restait clair, claire et blanche longtemps la route, à cause du reflet du lac.

Comme toujours, dès qu’il était rentré, Mme Suzanne accourait. Elle l’embrassait, l’interrogeant sur sa journée. Mais Aimé s’impatientait vite.

— Il ne s’est rien passé, c’est tout le temps la même chose.

Doucement elle reprenait :

— Mais à ta leçon de dessin, tu sais bien que ça m’intéresse. M. Vernet ne t’a rien dit ?

Aimé secouait la tête. Du moins ne mentait-il pas. On était presque au printemps, que c’était à peine si Piston lui avait adressé quatre fois la parole.

Quand il songeait à l’avenir, il se disait tantôt qu’il serait médecin, tantôt mécanicien, tantôt marin, tantôt dentiste ; et quelquefois aussi qu’il deviendrait pasteur, à cause de sa mère, et puis il aimait bien l’église et la longue robe qu’on met pour prêcher.

Ce fut ce printemps-là qu’Aimé fut amoureux pour la première fois. Il fut même amoureux deux fois. De Berthe d’abord ; de Cécile ensuite.

Berthe était la fille de M. Bourgeois, le pasteur. Souvent, quand il était petit, il avait joué avec elle, dans le vieux jardin de la cure, où il y avait des grands buis et un banc de pierre tout rongé de mousse ; ils couraient le long des allées, M. Bourgeois était assis à sa fenêtre, en train de lire ou bien d’écrire ; et Berthe disait à Aimé :

— Tu sais, papa fait son sermon.

Puis elle était partie pour Lausanne ; et, de tout l’hiver, il ne l’avait pas revue.

Il y avait au-dessus du village un talus brûlé, rocailleux, qu’on nommait la Boussette, et où au grand jamais on n’était arrivé à faire pousser le moindre brin d’herbe, ou la moindre tige de blé, c’est pourquoi il restait inculte. Mais tout à coup, l’année d’avant, M. Bourgeois l’avait fait ouvrir. On y avait creusé deux tranchées. Et, comme les gens qui passaient par là interrogeaient les ouvriers :

— Oh bien ! voilà, répondaient-ils, on ne sait pas bien ; c’est rapport à des vieilles choses qu’il veut retrouver, le ministre ; il dit qu’elles sont là-dessous.

Mais le régent, mieux renseigné, avait parlé d’antiquités romaines. Aimé, qui était en train de traduire les Commentaires, avait voulu venir voir.

M. Bourgeois était justement là ; il n’était pas seul. Près de lui se tenait une élégante demoiselle, à jupe longue, à corsage clair, qui s’abritait sous une ombrelle. Et Aimé, tout intimidé, allait déjà s’en retourner, quand M. Bourgeois l’aperçut et lui fit signe de la main. Pas moyen, cette fois, d’éviter la rencontre. Il s’avança maladroitement, traînant Néron derrière lui.

— Eh bien, mon garçon, dit M. Bourgeois, comment ça va-t-il ?

Puis, brusquement, montrant la demoiselle :

— Vous ne vous reconnaissez pas ?

C’était Berthe la demoiselle, mais une Berthe si changée, et aussi tellement jolie qu’Aimé en demeura muet. Point étonnée, elle, au contraire, et parfaitement naturelle, elle le regardait avec un petit sourire. Elle lui tendit la main. Il ne sut jamais s’il l’avait prise, cette main ; pas plus qu’il ne se rappela ce qu’il avait dit, ou même s’il avait dit quelque chose ; il était resté là, sans plus ; et cependant M. Bourgeois continuait :

— Cette fois, je tiens mon hôtellerie. La route passait ici (il montrait de sa canne deux ou trois larges dalles qu’on venait de sortir au jour), – la place était toute désignée…

Un reste de mur, en effet, s’était montré au fond de la tranchée ; et là-dessus M. Bourgeois avait tiré de sa poche un morceau de cuivre terreux et verdâtre :

— Pourrais-tu me déchiffrer ça, mon garçon ? Vitell… imp… ?

Elle avait le cou blanc et rond, avec un collier de corail.

— Vitellius ! mon garçon, Vitellius imperator ! l’empereur Vitellius…

Peut-être bien qu’elle s’était baissée pour caresser Néron ; du temps passa encore ; Aimé se retrouva au milieu du village. Devant l’auberge de commune, le vieux Chamot, comme toujours, était assis et fumait sa pipe. Mais c’était une autre couleur qu’il y avait aux petites feuilles des arbres, tout fleuris de joli soleil ; certainement c’était aussi un autre soleil, avec ce chant de poules qu’il n’avait jamais entendu.