Couverture

 

Edgar Wallace

LES TERRIBLES

© Librorium Editions 2019

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I

Comme Harry sortait enfin de la prison de Dartmoor qui l’avait hébergé pendant près de sept ans, il dut faire viser ses papiers de levée d’écrou à la station de police de Burton. Alors qu’il échangeait quelques mots avec le sergent, son regard rencontra celui de l’inspecteur Long qui se trouvait là par hasard. Ses yeux flambèrent d’une lueur mauvaise dans son visage aminci. Il eut une crispation des lèvres. Il dit :

– Alors, inspecteur, toujours debout ?

– Et d’attaque !

L’inspecteur Arnold Long avait répondu gaiement. Il ajouta :

– Si j’avais le choix, au lieu de vous libérer, je vous enverrais dans une chambre asphyxiante, avec les chiens enragés.

Harry était, notoirement, un individu dangereux. Long était aussi un garçon avec lequel il fallait compter. La conversation se poursuivit encore un instant :

– Inspecteur, je n’ai garde de vous menacer ; je ne tiens pas à retourner si vite dans l’horrible endroit d’où je sors… Mais je vous préviens : faites attention !

– Vous parlez trop ! Un de ces jours, on vous verra au Parlement !

La réponse avait fait rire le sergent du poste mais Harry avait froncé le sourcil. Il essaya à son tour de l’ironie :

– Vous êtes tous très habiles ; et les gens comme moi sont faciles à attraper. Mais pourquoi ne prenez-vous pas Schelton ? Tous les flics d’Angleterre sont après lui, même les amateurs.

Long était un professionnel conscient de sa valeur. Il ne répondit pas à la remarque. Clay Schelton ne l’intéressait pas pour l’instant. Cependant il devait bientôt découvrir en rentrant à Scotland Yard que ce personnage n’était pas sans importance.

Depuis quinze ans Clay Schelton forgeait et émettait des lettres de crédit et des traites pertinemment fausses. Quinze ans, dans un pays où la police est active, c’est long. Clay Schelton !… Ce nom suffisait à évoquer l’affaire de la Banque d’Afrique où un certain colonel Hirby, soi-disant de l’Intendance, avait pris 25.700 livres. À vrai dire le policier de la banque s’était douté de quelque chose. Il avait suivi le colonel jusqu’à Winberg et c’est dans un bois de pins, tout près de cette ville, qu’on trouva le pauvre diable d’inspecteur poignardé : Clay savait se protéger quand il le fallait. Combien d’autres affaires ! celle de la Banque de Portsmouth, celle de la Midland et Western. Et chaque fois un autre nom et une tenue différente.

Quand Long arriva à Scotland Yard, l’inspecteur Vancittar venait d’avoir une entrevue avec son chef. Celui-ci secoua sa tête blanche avec un air de mécontentement.

– Long, dit-il brusquement, ne m’avez-vous pas dit hier que vous connaissiez par cœur les records de Schelton ?

– Donnez-moi trois mois et j’enverrai votre homme dans un lieu où le régime est régulier, fit l’inspecteur en souriant.

Le chef regarda son subordonné, eut un plissement des yeux et dit très doucement, après avoir réfléchi :

– Je viens de retirer l’affaire à Vancittar ; prenez-la ! Je vous donne les trois mois que vous demandez, mais à votre place, je serais moins sûr de moi…

Il avait parlé sévèrement, mais ses yeux s’éclairèrent de sympathie en regardant Long s’éloigner.

Long était un ancien universitaire, fils de millionnaire, et simple policier. Pourquoi ? Ce serait une histoire un peu longue à conter. Disons seulement qu’un jour le fils de Sir Godley avait été renvoyé de Cambridge pour s’être battu victorieusement contre un fonctionnaire hautement protégé. Son noble père l’avait alors prié d’aller, où il voudrait, gagner sa vie à sa guise. Ajoutons qu’ayant rencontré son fils revêtu de l’uniforme d’officier de police, quelques mois plus tard, Sir Godley avait conçu un certain orgueil de cette excentricité dont il parlait depuis avec complaisance.

Scotland Yard n’avait pas tardé à apprécier l’intelligence et l’énergie d’Arnold Long, ce qui ne veut point dire que les méthodes souvent particulières de ce dernier ne fussent point discutées. Arnold mesurait 1 mètre 70 et donnait l’impression d’être plutôt maigre. Il pouvait courir comme un lièvre, mais sa subtilité, ne l’abandonnait pas au plus fort de la vitesse. Ajoutons qu’il s’apparentait au chat par la sensibilité et qu’il avait gardé pendant deux ans le titre de champion de boxe amateur. Avec tout cela il appréciait la vie autant qu’une bonne plaisanterie.

Lorsque deux ans plus tôt la bande de Limehouse le captura et lui donna cinq minutes pour se préparer à quitter cette vallée de larmes, le sourire qui ne l’abandonnait jamais s’élargit et il dit :

– Je parie mille livres que vous ne me tuerez pas !

Ils ne le tuèrent pas. Il nagea pieds et mains liés pendant deux kilomètres, et quand on le sortit à moitié gelé de la Tamise – c’était au mois de janvier et la rivière était pleine de glaces – ses premiers mots furent :

– Je les aurai avant vingt-quatre heures.

Et il les eut.

Tel était ce garçon. Il aimait à parier et il gagnait souvent ses paris.

En quittant son chef, il alla se mettre en rapport avec le président de l’association des banques.

II

Un beau matin de printemps, M. Clay Schelton se promenait dans Lombard Street où la plupart des grandes banques londoniennes ont leurs immeubles. Il marchait doucement, en balançant son parapluie. Il s’arrêta devant une maison dont la façade de granit alignait des rangées monotones de fenêtres et se renseigna auprès d’un policeman qui lui répondit :

– C’est la Southern Bank.

Le regard de Shelton sembla aussitôt s’emplir de respect. Une voiture arrivait dont deux dames descendirent, une jolie jeune fille et une femme plus âgée. Un assez beau garçon, portant monocle et moustache les accompagnait. Tous trois entrèrent dans la banque, tandis que le policeman interpellait le chauffeur :

– Si vous devez attendre plus de cinq minutes, circulez ou parquez-vous.

Schelton restait là, musant comme un touriste en promenade. À ce moment un taxi s’arrêtait derrière la première automobile. Le jeune homme qui mit pied à terre donna un regard à l’homme au parapluie, au policeman qui ébaucha un salut, et pénétra à son tour dans la banque. C’était Arnold Long. En passant devant les guichets, il remarqua aussi un visage charmant, mais il n’avait pas de temps à perdre. Il entra vivement dans le sanctuaire du directeur général, un petit homme replet, au crâne chauve, qui se leva pour lui serrer la main :

– Une minute seulement, M. Long, le temps de voir un client.

Il sortit et revint au bout d’un moment, un sourire sur sa face joviale :

– Ah ! c’est une femme de caractère. L’avez-vous remarquée ?

– Je pensais qu’elle était plutôt jolie.

Arnold songeait à la jeune fille dont sa mémoire conservait le profil. Mais c’est à la vieille qu’allait l’admiration du directeur.

– Elle est ma cliente depuis près de trente ans. Je m’étonne que vous ne la connaissiez pas. Le jeune homme qui les accompagne est son homme d’affaires. Peut-être un peu snob, mais c’est un de nos futurs maîtres du barreau.

Un panneau vitré permettait aux deux hommes de voir les trois personnages dont ils parlaient. La dame âgée vérifiait un paquet de bank-notes qu’on venait de lui remettre, tandis que sa jeune compagne considérait distraitement le plafond sculpté de la banque. Il y avait dans ses traits un mélange de distinction et de vitalité qui arrêtait l’attention. Tout à coup, ses yeux rencontrèrent ceux d’Arnold Long. Ainsi séparés par la vitre, les deux jeunes gens se regardèrent avec un soudain intérêt. Elle se détourna la première et Long prit alors conscience que le directeur lui parlait :

– … cet homme est comme une anguille. Je crois bien qu’on ne l’attrapera jamais. Mon opinion est qu’il fait partie d’une bande extrêmement habile.

– Je le voudrais bien, dit le policier en souriant. Mais je crois que cet homme est seul. C’est d’ailleurs sa grande force.

Le directeur avait tiré d’un tiroir un portefeuille dont il extrayait des papiers.

– Voici tout ce qui se rapporte aux vols commis ces derniers temps dans toutes les banques de Londres. Tenez, voici une belle collection de signatures originales.

Long examina le dossier pendant une demi-heure.

– Tous les « m » sont semblables, murmura-t-il. C’est la lettre de l’alphabet qui a le moins de caractère. Pas d’empreintes digitales ?

– Jamais. La main gauche qui tenait le document en place était invariablement gantée.

Long acheva son examen sans mot dire, puis il prit congé…

Au coin de Lombard Street et de Gracechurch il retrouva l’homme au parapluie absorbé dans la contemplation du défilé des voitures. Long passa près de lui et il eut le sentiment que l’étranger l’observait. Cela dura l’espace d’une fraction de seconde. Deux yeux gris avaient dit clairement : « Je vous connais, vous êtes un policier. » Arnold avait éprouvé un petit choc dont il s’expliquait mal la raison. Il perdit volontairement un peu de temps à acheter un journal et à attendre de la monnaie. Il songeait : « C’est un escroc de la Cité, un des soldats de cette armée qui vit d’aventures et de risques. » Il eut même l’intention d’engager la conversation. Mais il appartenait à Scotland Yard et la Cité possède ses propres détectives : Pas d’empiétement ! Cependant, comme l’autre se décidait à arrêter un taxi, lui-même en fréta un et il donna à son chauffeur l’ordre de suivre la première voiture. À plusieurs reprises Long put remarquer que celui qu’il pistait ainsi l’observait à la dérobée à travers la vitre. Enfin il abandonna cette vaine poursuite mais le soir, quand il rencontra son chef il s’écria, en arborant son plus enthousiaste sourire :

– Croyez-en ce que vous voudrez, colonel, j’ai vu Schelton !

*

*  *

Une semaine plus tard, ledit Clay Schelton traversait la triste petite ville de Chelmsford lorsqu’il éprouva soudain une atroce impression qui le priva pendant une seconde de respiration. Sa voiture longeait à ce moment un mur rougeâtre. Schelton caressa la moustache blanche à laquelle il donnait tant de soins depuis six mois. Cet endroit, la prison de Chelmsford, il devait l’avoir vue jusqu’ici sans se représenter exactement ce que c’était. Il arrêta son automobile pour voir passer quatre hommes enchaînés et accompagnés de gardiens.

– Hum ! fit Schelton à mi-voix, voilà un lot de forçats pour Dartmoor. Ils seront à Londres à temps pour le train d’une heure…

Il fit demi-tour et revint vers Chelmsford où il arrêta sa voiture. Il descendit alors et entra dans la boutique d’un libraire où une petite pancarte annonçait qu’on se chargeait des annonces pour les journaux. Un seul employé se trouvait là, un remplaçant, sans doute, qui hésita avant de trouver la formule que réclamait Schelton.

– Tenez, fit enfin celui-ci, voici une annonce pour le Times.

L’employé prit l’argent et plaça négligemment la feuille de papier entre les pages d’un livre qu’il lisait. Disons tout de suite qu’il devait l’y oublier. Il est de ces hasards imprévus qui dérangent les plans les mieux établis.

Schelton était sortit de la boutique le cœur plus léger : c’était là un sentiment prématuré. Il retrouva sa voiture, la conduisit dans une rue écartée et tira une petite valise dissimulée sous le siège. Un quart d’heure plus tard, il descendit sous l’aspect d’un clergyman vieillot et s’en fut attendre un tramway qui le mena dans le centre de la ville. Dix heures sonnaient quand il pénétra dans les bureaux de la Easternbank où on lui remit 7.600 livres contre un chèque parfaitement en règle et signé « colonel Wealherby ».

M. Schelton mit dans sa poche de côté les billets qu’il venait de recevoir.

Il y avait alors auprès de lui trois hommes : le premier était un gentleman à l’air ennuyé qui s’appuyait sur le comptoir. Schelton ne le regarda pas, mais son attention fut attirée par l’un des deux autres qui tournait le dos à la porte, souriait en montrant ses dents blanches, et qui s’écria tout à coup :

– Bonjour Schelton !

C’était l’inspecteur Arnold Long. L’interpellé avait blêmi :

– Vous désirez me parler ? Mon nom n’est pas Schelton.

Arnold secoua la tête, enleva son chapeau, passa ses doigts à travers ses cheveux noirs :

– Oui, je désire vous parler, dit-il.

C’est alors que Schelton sauta sur lui, et une seconde après, trois hommes étaient à terre se débattant. Schelton se dégagea, se releva. Le second policier ne faisait que gêner Long dans ses mouvements. À ce moment, l’homme au visage ennuyé entra dans la mêlée et essaya de prêter secours aux inspecteurs. Tout à coup une explosion retentit et le deuxième policier s’abattit.

– À bas le revolver ou je tire.

Schelton se retourna vers la voix. Le clerc à lunettes le visait avec un lourd revolver de l’armée, et sa main ne tremblait pas. Il n’y avait pas longtemps qu’il y avait eu une guerre et les employés de banque avaient appris à tuer avec une grande nonchalance. Long profita de ce moment pour passer les menottes aux poignets du faux clergyman.

– Je vous arrête pour fraude, dit-il. Il ajouta, en regardant le corps qui gisait à terre :

– Je croyais que vous ne portiez jamais de revolver ?

Schelton ne répondit rien. Le détective se tournait maintenant vers l’étranger qui était intervenu.

– Merci, monsieur, je vous suis très obligé. N’êtes-vous pas M. Crayley ?

Le visage de cet homme distingué était couleur de craie et sa moustache tombait de chaque côté de sa bouche d’une façon pathétique.

– J’ai fait de mon mieux, fit-il.

Il regardait l’homme à terre.

– Est-il mort ?

– Hélas ! je le crois, dit Long. J’aurais voulu que vous ne fassiez pas ça, Schelton, mais il sera plus facile de prouver ce meurtre que les autres.

Le groupe sortit par une cour qui se trouvait derrière la banque et qui conduisait à une rue étroite où un taxi et deux policiers attendaient. Le prisonnier fut poussé dans la voiture.

Schelton avait vu, quelques heures plus tôt, des hommes pareillement enchaînés et conduits sans ménagement au sortir de la prison de Chelmsford. Cela lui semblait dater de plus d’un siècle.

III

Le 14 juin, l’inspecteur Arnold Long quitta Londres à cinq heures par un matin délicieux : le soleil brillait sur tous les petits jardins, les routes n’étaient parcourues que par de rares charrettes et il arriva à Chelmsford avant qu’aucun magasin fût encore ouvert.

Long avait traversé le petit village et se hâtait sur la route droite qui courait entre des champs, quand il passa devant un homme assis sur une barrière. Il le reconnut et, freinant, fit marche arrière. L’autre restait immobile, une cigarette entre les lèvres, et il rendit au coup d’œil étonné du policier un regard sans aucun embarras.

– Bonjour, Harry ! vous voilà devenu agriculteur ?

– Est-ce que je gêne quelqu’un ?

– Êtes-vous sans emploi ?

La physionomie de Harry prit une expression étrange :

– Si vous désirez le savoir, j’ai du travail, et du bon !… Et vous ? Toujours la chasse à l’homme.

Long sourit :

– La chasse aux voleurs, Harry !

Il regarda autour de lui les champs déserts. La seule construction que l’on pouvait voir était une énorme grange.

– Je parie que vous n’avez pas dormi dehors et que vous n’avez pas marché très loin. Il n’y a point de poussière sur vos chaussures. Voyons, Harry, quel est le chef ?

Harry fit une grimace et ne répondit pas. Le policier se garda d’insister. Il se remit en marche, après un signe de la main, et arrêta sa voiture devant les sombres portes de la prison de Chelmsford, juste comme l’horloge sonnait sept heures.

Le gouverneur était seul dans un petit bureau. Ni le shérif, ni aucun autre magistrat n’étaient encore arrivés.

– Espérons que cette entrevue ne va pas vous être trop pénible, dit le gouverneur.

Arnold secoua la tête :

– Tout le long de la route je priais pour qu’il changeât d’idée et refusât de me voir…

– Je ne le pense pas… la dernière question qu’il m’a posée hier soir fut pour s’informer de vous. Je lui ai dit que j’avais fait parvenir sa demande à la Préfecture et que j’avais reçu en réponse un télégramme disant que vous seriez ici ce matin.

Les deux hommes quittèrent alors la pièce et, à travers les couloirs de la prison, marchèrent jusqu’aux cellules.

La porte de l’une d’elles, où veillait un gardien, était entr’ouverte.

– Attendez, dit le gouverneur, en entrant le premier.

Il sortit au bout d’un instant et fit signe à Long. Le cœur battant un peu plus vite que d’habitude, le détective pénétra alors dans la chambre des condamnés à mort.

Schelton était assis sur son lit, les mains dans les poches, en manches de chemise et sans col. Son visage était couvert d’une barbe grise. Long ne l’aurait pas reconnu.

– Asseyez-vous, Long, dit le condamné. Je désirais vous voir avant de partir.

Long restait debout. L’autre avait allumé une cigarette et faisait des ronds de fumée, les regardant monter jusqu’à ce qu’ils atteignissent le plafond de pierre.

– J’ai tué quatre hommes, et je ne l’ai jamais regretté, dit-il lentement. D’abord un policier attaché à une banque, à Carlyx ; un directeur à Bombay… celui-là je n’avais pas l’intention de le tuer, mais le coup que je lui avais porté fut mortel. Puis il y a eu le cas Scrawley : que voulez-vous ? il me suivit jusqu’à ma péniche… ce fut plutôt une vilaine affaire. Vous le trouverez enterré entre deux grands peupliers, à Benamabey.

Arnold, silencieux attendait.

– Je ne vous parlerai pas du quatrième, reprit Schelton. C’est une affaire singulièrement désagréable et que vous connaissez bien.

Il sourit à la figure sévère du détective qui ne le quittait pas des yeux.

– Et maintenant, vous croyez que je vais payer ? vous vous trompez ! Ils me pendront, ils m’enterreront, mais je vivrai, et je vous aurai, mon ami Long, comme j’aurai chacun de ceux qui ont provoqué ma mort !

Puis, voyant l’expression qui passait sur le visage de l’autre, il rit doucement :

– Vous croyez que la chaleur me rend fou ? Voyez-vous, il y a des choses dans ce monde que votre philosophie ne s’imagine guère, mon cher, et « la main du forçat » est une de celles-là.

Son regard tomba sur le carrelage, il fronça les sourcils et rit à nouveau.

– C’est tout ! dit-il brusquement. Je suis sûr que vous vous souviendrez, M. Long : « La main du forçat » sortira de la tombe et vous saisira, tôt ou tard.

Long ne répondit rien. Il rejoignit dans le grand hall le gouverneur.

– Que pensez-vous de cela ? demanda celui-ci, en s’essuyant le front.

Il était assez pâle et les deux hommes échangèrent un adieu presque silencieux.

IV

Près de Chelmsford, dans un petit village, sur le cadran de la vieille église, Long vit la grande aiguille s’approcher de l’heure. Il arrêta sa voiture, et enleva son chapeau quand les tintements se firent entendre : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8…

– Que Dieu ait son âme ! murmura-t-il.

Il savait qu’à cette seconde même l’âme de Clay Schelton était passée dans l’éternité.

À ce moment précis quelque chose frappa son pare-brise qui vola en éclats. Une deuxième balle enleva son chapeau et il sentit le vent d’une troisième sur ses lèvres. D’un bond, il sortit de la voiture, regardant autour de lui le paysage calme et souriant. Personne en vue. Rien qu’une petite meule au-dessus de laquelle s’élevait un peu de fumée. Il courut à travers la prairie qui le séparait de cette meule, et, tout en courant, il entendit un quatrième coup de feu. Il s’aplatit par terre. Il se releva et reprit sa course, mais cette fois, en zigzag, à droite, à gauche. Alors, il vit quelque chose qui lui coupa la respiration : au-dessus des grandes herbes, près de la meule, une main blanche, les doigts convulsés, essayait de saisir le vide. En une seconde il arrivait à cet endroit : un homme était couché sur le dos, la main levée vers le ciel. À côté de lui était un fusil militaire que l’autre main serrait avec une dernière crispation. Arnold reconnut le visage : c’était Harry. Il se pencha sur lui. Il était mort.

V

Arnold Long fixait ce visage, croyant à peine ce qu’il voyait.

Un examen rapide lui indiqua bientôt comment le forçat avait été tué. On l’avait abattu de très près, par derrière… Le canon du fusil était encore chaud. Il restait une cartouche. Quelques mètres plus loin se trouvait la meule derrière laquelle le détective découvrit un fossé assez creux conduisant à une route défoncée. Là, aucun signe de vie, mais la route tournait brusquement quelques mètres plus loin, et l’on remarquait des traces de roues sur la poussière blanche. Arnold remonta vers l’endroit où le mort gisait et il se penchait une fois de plus sur lui quand il entendit le bruit d’une motocyclette. Il put apercevoir la tête casquée de cuir du conducteur, qui se dirigeait du côté où le policier avait laissé sa voiture. Celui-ci se dressa et fit signe au motocycliste de s’arrêter ; l’homme, quel qu’il fût, l’avait certainement vu, mais il ne changea pas d’allure, bien qu’il parût ralentir alors qu’il passait près de la voiture. Quelques secondes plus tard, il n’était plus en vue.

Arnold regarda autour de lui, cherchant du secours. Les coups de feu avaient certainement été entendus. À quelque distance se trouvait un hangar noir qui lui sembla familier : c’était à cet endroit même que ce matin il avait rencontré Harry. Il n’y avait rien d’autre à faire qu’aller chercher de l’aide au village. Arnold Long était à peine à moitié du chemin quand il vit une flamme s’élever brusquement, là où il avait laissé sa voiture. Il y eut une explosion assourdissante ; l’air fut peuplé de morceaux de bois et de métal. Arnold s’arrêta net et se mit à courir en arrière. Sa voiture n’était plus qu’un tas de ferraille fumante. Par bonheur, un policier à bicyclette suivait la route à ce moment. Il avait entendu l’explosion et, penché sur son guidon, il se hâtait. Il sauta de sa machine en arrivant à la hauteur d’Arnold.

– Qu’est-il arrivé à votre voiture ? explosion ?

– Elle a certainement sauté, et ce qu’il y a de plus certain, c’est que je ne vais pas me préoccuper de la bombe…

– Une bombe ? s’étonna le policier de village.

La perte de sa voiture était sans importance pour Arnold. En quelques mots, il expliqua l’événement au policier et le guida vers le cadavre.

– Il y avait des traces de voiture sur la route défoncée, dit-il, mais, à moins que nous n’ayons un aéroplane, je doute que nous puissions rattraper les deux gentlemen qui sont responsables de cette petite surprise…

Il était cinq heures lorsqu’il rentra à la Préfecture pour faire son rapport. Le colonel s’étonna grandement.

– La chose est inexplicable… Schelton a été pendu à huit heures et il n’y a pas de doute qu’il était mort quand ce nouveau drame a eu lieu…

– Chef, nous sommes certainement en lutte contre les « Terribles ».

Le colonel fronça les sourcils :

– Je ne vous comprends pas très bien, dit-il. Schelton travaillait seul et il ne faisait partie d’aucune bande. Autant que nous pouvons le savoir, il n’y a personne au monde qui s’intéresse suffisamment au destin de cet homme pour se préoccuper de le venger…

Pensivement, Long se mordit les lèvres :

– Écoutez, dit-il, je ne crois pas à la fameuse « main du forçat » et toutes ces choses surnaturelles ne me troublent pas une seconde. Mais il va y avoir des ennuis, de gros ennuis. Je ne sais pas d’où cela viendra, mais la lutte sera dure et sanglante. Les « terribles » ne resteront pas tranquilles. Ils se sont servis d’Harry sachant que celui-ci était un excellent tireur. Ils espéraient ainsi me faire mon affaire, alors que je revenais de Chelmsford… Quand ils virent qu’il avait manqué son but, ils le tuèrent. Et je crois bien que s’il n’avait pas manqué le but ils l’auraient tout de même tué… En acceptant ce vilain travail, Harry s’était marqué pour la mort.

Pendant les mois qui suivirent, Arnold trouva un nouvel intérêt à la vie. Sentant le danger qu’il courait, ayant la certitude qu’une organisation redoutable existait derrière le forçat que l’on avait toujours cru seul, il donnait à son pas une nouvelle élasticité et un nouvel éclat à son regard. Il avait pu suivre la trace d’Harry depuis sa sortie de prison ; il avait interrogé les gens avec lesquels le forçat s’était trouvé en contact ; mais personne ne pouvait lui donner la plus petite indication relative à ceux qui l’avaient employé.

L’année qui suivit fut épouvantable. Les événements se suivirent méthodiquement, sans qu’un mot en fût dit dans les journaux. Seuls les sombres bâtiments de la Police entendirent parler de ces drames successifs, et le secret, dont dépendait l’issue de la lutte, fut bien gardé.

Des personnages bien connus du public londonien disparurent, sans que la presse, stylée à cet effet, s’en mêlât.

La « main du forçat » accomplissait sa tâche avec une habileté diabolique.

C’est alors que le destin apporta à Arnold Long un nouveau sujet d’intérêt, plus poignant encore, une sorte de crainte qu’il n’avait jamais eu l’occasion de connaître : ce sentiment, fait de douceur anxieuse, était lié, dans son esprit, à un visage ; il l’éprouvait chaque fois qu’il évoquait les traits harmonieux de la secrétaire de Mlle Revelstoke.

VI

Mlle Revelstoke était une femme âgée mais dont les manières et la façon de vivre n’avaient rien gardé de l’ancien temps. Elle appréciait les concerts de T. S. F. et elle se décida à acheter une automobile le jour où il lui fut prouvé que sa voiture pouvait garder sans faiblir une vitesse moyenne de 90 à l’heure.

C’était une femme grande, au visage arrondi et jaune. Ses yeux ne livraient rien de sa pensée, et sa secrétaire, Mlle Nora Sanders ne pouvait formuler aucune critique au sujet de son caractère, chose remarquable de la part d’une femme qui emploie une demoiselle de compagnie.

La grande maison qu’elle habitait constituait le cadre le plus convenable à une femme aussi parfaite. L’extérieur majestueux, selon l’époque de la Reine Victoria, le lourd porche soutenu par des colonnes, les marches conduisant à une vaste porte de bois poli, les rideaux de couleur marron, les bacs fleuris à chaque fenêtre, les deux arbustes qui encadraient la porte d’entrée, tout annonçait Mlle Revelstoke.

Le lecteur s’imagine aisément les canapés aux coussins de crin, les glaces au cadre doré, les tapis aux guirlandes de roses.

Un jour d’été, Mlle Revelstoke était assise à son bureau. Elle écrivait une adresse, de son écriture nette. Elle colla l’enveloppe avec une petite éponge, la ferma soigneusement, et la tendit à sa secrétaire :

– Vous trouverez en M. Monkford un personnage assez amusant, dit-elle. Il a la bonne humeur particulière aux hommes de sa corpulence ; les hommes un peu gras sont rarement mélancoliques. Mais ce paquet n’est-il pas trop lourd pour vous ?

Nora souleva le paquet et le trouva beaucoup plus léger qu’elle ne s’y attendait.