Couverture

Jean-Richard Bloch

LA NUIT KURDE

© 2019 Librorium Editions

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PRÉLUDE

1

Quelle forte émotion m’a accueilli ce matin dans l’enclos ? Toutes les senteurs de l’été m’y attendaient. Juillet est un maître architecte ; il sait disposer les parfums en grands édifices, comparables à ces charpentes de fêtes publiques qu’il faut replier sitôt montées.

Aujourd’hui la cathédrale des odeurs a comme pavé la terre mouillée qui sent le pain. Il pleut depuis deux jours. Le calcaire se fendillait déjà sous le soleil. La pluie est enfin venue ; et la terre s’est gorgée d’eau, rendant une odeur à la fois de four chaud et d’aisselle heureuse.

Je suis sorti, je l’ai sentie molle sous mon poids. Une brise semeuse de pollens caresse son épiderme. C’est à cette hauteur que lherbe se dresse ; elle enfonce ses baïonnettes dans l’air bas et tiède ; chacune d’elles porte à sa pointe une goutte d’eau, goutte de sang ; par chacune de ces petites blessures la matinée humide laisse couler un peu de sa vie et de son arôme.

Puis vient l’encens du temple : l’œillet à mi-hauteur étend son nuage de vanille flottante. Un degré au-dessus se développe le chèvrefeuille ; il a mission de jeter dans cette atmosphère la couleur et l’éclat du vitrail. Et maintenant, Sibylles qui vous tordez dans les pénombres de la voûte et des coupoles, c’est pour le fard de vos quarante ans et pour la vapeur de vos trépieds que mes dernières roses exhalent leur magnificence monstrueuse. Elles soutiennent de leur incantation l’éther magique que vous faites régner dans les hautes parties de ma cathédrale.

Mais il manque son couronnement à l’édifice. La longue allée de tilleuls blancs est en fleurs. Elle m’appelle. Voici la nef, voici le faîte, voici les tours et les flèches. Je reconnais à présent ce qui m’a fait sortir de la maison ; c’est l’harmonie du tilleul jetée sur le jardin comme un dôme. J’obéis à cet ordre, je m’avance, je ne m’étonne pas de sentir l’air qui entre en vibration au ronflement du grand orgue ; je lève les yeux ; mais en ai-je besoin ? Est-ce que je ne sais pas que toutes les abeilles de la ruche tourbillonnent autour de ma tête ? Chaque corolle d’argent contient à la fois l’épice suprême du désir et ce désir en personne, petite vie brune et bourdonnante dont l’ivresse comblée ne dépasse pas la mienne.

À ce moment, j’ai tourné le regard vers l’horizon, là la grande épaule du plateau arrête la vue. Une nuée semble naître de la terre elle-même ; elle s’élève verticalement et envahit le ciel ; sa couleur est ce bleu noirs’amassent les violets déchirants de la foudre. Le vent d’Ouest, le vent qui vient de l’Océan, la pousse sur nous. Je prévois l’ondée fouettante que réclame encore le guéret. Mon esprit, brusquement délivré de ses liens, m’entraîne vers d’autres pays et d’autres climats, làtrempent les origines de ma race, mon cœur réside en secret, où m’appelle ma nostalgie.

2

Ah ! France que j’aime tant, Français au milieu desquels j’ai si volontiers, si ardemment vécu et combattu, je voudrais me dire né de vous et semblable à vous. Mais le langage des affinités parle plus haut que mon penchant.

Regardez-moi pourtant. Je suis un homme de chez vous. J’ai été élevé dans la familiarité de votre honneur et dans l’amour de vos défauts. Mon père, qu’on prend pour un vieil officier, et que les gendarmes saluent sur les routes, mon père s’est enfui de la maison paternelle pour devenir le petit moblot de l’Yonne. Ses premières leçons nous ont été données devant la maison des Jar-dies, où il nous racontait la légende de Gambetta avec sa bonne foi d’honnête homme. Ma mémoire ne les sépare pas de ces matinées de mai, où il nous menait voir les beaux cuirassiers manœuvrer sur le champ d’entraînement de Bagatelle, comme de ces matinées de septembre non plus, où nous arpentions à ses côtés la glaise de la Brie afin de ressusciter, lieue par lieue, les heures sanglantes de Champigny.

France, j’ai aspiré avec passion la discipline que vous inculquez à vos fils dans vos lycées. J’ai été formé par les écrivains que vos maîtres offraient alors à la vénération de mes camarades. Daudet, ce Murillo de votre littérature, a bercé mes quinze ans de ses sentimentalités ; Anatole France m’a secrètement initié à l’ironie de l’intelligence qui juge ; Maupassant m’a été donné pour le modèle de la parole nette et juste.

Vous m’avez assigné, comme à tous vos autres enfants, le but moral qui est celui de vos honnêtes gens ; vous m’avez proposé la vertu de Sénèque tempérée par la douceur que Renan attribue au Galiléen. Vous avez eu soin de placer dans mon esprit Pascal auprès de Voltaire et Calvin à côté de Rabelais. J’ai su de vous qu’il faut mourir pour la liberté, sans jamais oublier que la tolérance est la première des qualités, l’élégance la première des vertus.

Et quand arrivaient les beaux jours, tout votre territoire s’étendait comme une confirmation vivante de cette loi. Des falaises bretonnes jusqu’aux lacs noirs des Vosges, depuis les alignements mélancoliques des Landes jusqu’aux vigueurs du Dauphiné, j’ai entendu la voix de votre unité.

J’ai écouté vos paysans, causé avec vos ouvriers, ri avec vos commis-voyageurs. Les vieux murs de vos parcs d’Île-de-France, les horizons mouillés de Chantilly, les plateaux tristes de Palaiseau, les meulières ardentes de Triel sont inextricablement mêlés à tous mes souvenirs.

D’où vient donc qu’à mon insu mes premières préférences m’aient entraîné loin de vous ?

Les premiers hôtes spontanés de mon cœur ont été le petit roi de Galice et Lorenzaccio. À son tour Fabrice del Dongo y a pénétré. Et quand sir Kenneth, le chevalier du Léopard Couchant, s’entretenait avec l’émir Kurde, mon assentiment n’allait pas au baron chrétien.

Mais le jour où j’ai trouvé sur les quais et acheté pour quelques sous le Livre de la Jungle, ma destinée m’a été révélée. Il manquait à mon toit un signe qui marquât où soufflait le vent. J’ai reconnu ça jour-là que le vent ne cessait de me désigner l’Orient.

3

Ne croyez pas que je n’aie lutté. Je ne me suis pas borné à me nourrir de vos classiques, avec enthousiasme et gravité. Je me suis plié à tous vos caprices. Quand la fantaisie vous en est venue, j’ai, moi aussi, cru vivre avec Raskolnikoff et me prendre de passion pour le prince André. Mes premiers voyages hors de votre sol ont été conformes aux leçons que vous donniez à vos jeunes gens d’alors ; ils ont été pour Van Eyck et pour Rembrandt, pour les musées de Berlin, les orchestres de Munich, les docks de Hambourg, et je suis allé à Copenhague admirer une capitale où Rodin était déjà tenu pour un maître.

Mais, un jour, celle qui me connaissait mieux que je ne me connais m’a dit en souriant : Quand songerez-vous à l’Italie ? Pourquoi aurais-je eu cette idée ? La Lumière ne nous venait-elle pas du Nord, de compagnie avec la Bonté ?

Pourtant mon seul mérite est peut-être de ne pas me défier de ceux qui m’aiment. Qu’ajouterai-je de plus ? Qu’un soir de la fin de l’été, le dôme de Milan m’est apparu à l’horizon comme un voilier transparent au-dessus d’une mer de maïs ? Qu’une autre fois la pleine lumière du printemps toscan m’a assailli au débouché de ce tunnel qui perce la crête des Apennins ? Il suffit de quelques détails heureux pour convertir des inclinations en actes.

Ces gestes ou ces passions, vous les discerniez, mon cher Sardou, quand, remontant à notre cantonnement des Berici, après quelque conférence au service cartographique de Vicence, vous me disiez, sur ce ton d’humour charmant qui peut être le vôtre : Vraiment, cher ami, vous exagérez ; vous êtes plus Italien qu’eux.

Le jour j’ai connu l’Italie, a commencé ma grande infidélité française. Car ce jour-là j’ai appris qu’il existait un pays où les villes, la rue, la foule, l’expression des visages, le sourire des femmes, l’air du temps et la couleur des choses étaient conformes à mon vœu. C’est ainsi que j’ai découvert trop tard le pays où mes quinze ans auraient eu la liberté de se consumer de passion sans être en même temps consumés par la honte. J’ai découvert que mon bonheur commençait où commence le soleil, et que ma destinée ne pouvait être qu’une destinée méditerranéenne.

Mais l’Italie elle-même n’est pour moi qu’un seuil. Sans l’avoir franchi, je sais sur quoi il ouvre. Il donne sur les seules parties du monde où je cesserais de me sentir un étranger. L’Italie est le parvis du continent de la passion.

4

Affirmation peu scientifique. Les esprits scrupuleux auront le droit de réclamer les preuves de ma conviction.

Je leur avouerai sans pudeur qu’elles sont parfaitement imaginaires. D’excellents artistes y ont avant tout contribué, de Stendhal à Kipling, en passant par Delacroix, Gobineau et Loti. Je concéderai même un fort avantage à ces esprits scrupuleux en leur racontant ce qui m’est advenu avec un de ces écrivains-là.

Il n’y a pas tant d’années de cela, je ne connaissais Gobineau que de nom.

Un ami m’avait prêté les Nouvelles Asiatiques dans la journée. À trois heures du matin j’achevais la lecture de lIllustre Magicien. Il viendra un temps où nulle personne lettrée n’ignorera plus que ce conte exalte un des instincts les plus profonds de l’humanité, encore qu’un des plus étrangers à l’occident chrétien. C’est l’instinct de départ que je veux dire.

La grandeur de l’Orient vient de ce qu’il ose conseiller au croyant, une fois au moins dans sa vie, le dépouillement absolu. Pas de musulman dévot qui ne sache que sa foi lui commandera un jour de trancher avec ses aises et de quitter ses biens. Il sait qu’il devra, ce jour-là, plonger à son tour dans les bas-fonds de la société ; il deviendra l’égal du dernier mendiant ; il abandonnera son pays natal, les gens qui l’ont vu riche et heureux ; il prendra la route, il « marchera la route », uniquement tendu vers le but d’un pèlerinage que les conditions de la vie mettaient souvent à des années de distance. S’il meurt en chemin, il sera enterré où il se sera couché ; un tertre anonyme abritera ses restes. Mais il sait aussi que, toute misérable qu’elle apparaisse, cette agonie lui ouvrira le paradis avec plus de certitude que s’il achevait ses jours dans sa maison, entouré du parfum des plus éclatantes charités.

L’Occident n’a jamais demandé à ses fidèles de courages aussi terribles ni aussi efficaces. L’Occident se contente des libéralités prudentes. Il ne touche ni au rang social ni au bien-être du foyer. Il ne force jamais l’homme à revêtir physiquement sa propre nudité. Il ne le pousse jamais sur la route. Il n’ose en faire ni un vagabond ni un hors la loi. Il ne l’expose qu’avec modération aux hasards de la bienveillance d’autrui. Il ne le dépouille jamais, si ce n’est en esprit, des attributs de sa fausse grandeur. Du moins il fait de cet arrachement le privilège de quelques moines. L’Occident n’enseigne pas que tout être humain est digne de ce sacrifice, qu’il y est même obligé. Il ignore que le moindre laïc peut devenir à ce prix un saint homme, lui aussi.

Un occidental aura donc quelque peine à comprendre l’espèce de délire qui m’a saisi au récit de Gobineau. À quoi a-t-il tenu que je ne me lève de mon lit et ne quitte furtivement le logis confortable où je menais, à l’abri des neiges de mars, mon existence de bourgeois français ?

Les Italiens, peuple au quart africain et au quart asiatique, sont les seuls occidentaux au milieu desquels il serait loisible de mener la vie errante. Leur ardeur, leur désintéressement et leur simplicité les préservent de la méfiance. Quel accueil la grand’route de chez nous réserverait-elle à un vagabond d’idéal, sans papiers, sans argent, sans but positivement avouable ? Quel écho un nomade éveillerait-il dans la conscience d’un maire ou d’un gendarme français si, répondant à leur interrogatoire, il leur déclarait qu’il accomplit un vœu de sagesse et d’humilité, qu’il ne désire d’autre bonheur que de se perdre dans l’immense anonymat tendre de l’humanité ?

Quand un homme a été à plusieurs reprises ébranlé par des secousses de ce genre, alors il se prend à examiner les liens qui l’unissent à la civilisation environnante. Dès ce moment il est voué au départ éternel.

J’imagine qu’avec tout leur talent ou leur génie Rimbaud, Gauguin ou Stevenson ont été, à leur façon, des Wanderer mordus par le même besoin. J’imagine aussi, sans preuve certaine, qu’il faut chercher dans cet instinct la raison qui pousse les explorateurs des régions polaires à s’enfouir sauvagement, durant des années, hors des atteintes de l’homme, des mœurs et de la société. Les Franklin, les James Ross, les Shackleton, les Nansen et les Nordenskjold recrutent sans doute leurs équipages parmi les nomades et les saints hommes de cette espèce secrète.

Partir, s’enfouir ; la route et le cloître ; – le pèlerinage à la Mecque ou l’hivernage dans la banquise, termes extrêmes d’une aspiration identique, qui est à la base de la purification.

5

Les esprits superficiels ne trouveront peut-être qu’un rapport froid et allégorique entre les éléments qui composent ces pages. D’autres, plus subtils, auront saisi leur unité.

La nouvelle de Gobineau n’a si violemment agi sur ma nature que parce qu’elle éveillait précisément des résonances anciennes. Que je ne doive mon penchant pour l’Orient qu’à des œuvres d’imagination, je n’en ai cure. Elles ne pouvaient me communiquer un entraînement qui n’existât pas en moi. Si, à de certaines lectures, mon esprit chasse sur ses ancres comme fait, sous un coup de typhon, un navire ancré en rade, c’est que, par cette déchirure de la nuée, je reconnais au loin les falaises de ma terre natale, le continent de la passion.

Pendant que j’écrivais ces lignes, le matin est devenu le soir ; la brise semeuse de pollens, qui caressait tout à l’heure la terre moite, est devenue tempête de suroît ; le rocher sur lequel ma petite maison s’accroche s’est enveloppé à plusieurs reprises du sanglot des rafales ; les abeilles ont depuis longtemps regagné la ruche, et les senteurs, dont la symphonie savante m’avait appelé dehors, se sont, depuis longtemps aussi, fondues en une seule articulation, l’odeur mâle du vent de mer.

Mais l’ébranlement de mon réveil n’a pas pris fin. La tempête a continué en force le travail que l’édifice minutieux du matin avait si bien préparé. J’ai perdu pied sous le vent qui me pousse. J’ai passé une journée de plus infidèle à ma France, dans le pays fabuleux de mes origines. J’ai vécu toutes ces heures-ci dans un autre monde que le vôtre, hors de vos coutumes, loin de votre douceur, dans un univers qui ne connaît ni le scepticisme ni l’ironie, et accepte de mourir pour sa liberté, dès lors que c’est la liberté de sa passion. Et telle a été l’intensité de ce rêve qu’il restera maître de moi aussi longtemps que je ne m’en serai pas délivré par le moyen dont la femme s’affranchit de l’enfant qu’elle porte.

Qu’on sache bien tout d’abord qu’il ne doit être question, dans le récit qui va venir, d’exactitude, de couleur locale ni de mœurs fidèlement observées. Simple équipée d’une âme séparée de ses attaches, qui a jailli hors du temps et de l’espace à la rencontre de ses semblables.

Juillet 1920.

LIVRE TERRESTRE

I

Ce qui se présente en premier lieu, c’est un groupe d’hommes armés de la lance et de l’arc. Ils sont quinze, rassemblés sur le bord d’une falaise couleur de terre cuite.

À leurs pieds, une série d’abrupts, gradins de quelque immense escalier ruiné. Mille coudées plus bas, la vertigineuse descente se perd dans un marécage de brume violette, où s’épaississent, – contours tremblants, caresses grasses, – les exhalaisons de la plus riche plaine du monde. Un soleil d’été calcine ce grand morceau de terre. Avant même de se protéger le front contre cette flamme sèche qui dévore le ciel, l’homme songe à garder ses yeux de la réverbération. Les blocs de grès écroulés, la terre rouge qui les cimente, jusqu’à la falaise d’ocre qui cuit debout, tout vibre et se fend sous le choc de la chaleur. Un miroir d’acier réverbère la fournaise. La brume d’en bas mousse entre le pied du plateau et le mur noir de l’horizon. Et le cri incorporé des grillons s’étend là-dessus comme le sifflement même de la nature surchauffée.

Quinze guerriers sont rassemblés sur la lèvre de la montagne. Ils ont la tête prise dans le monumental turban de leur nation, – deux châles croisés sur une sorte de panière en forme de ruche. Une coiffe la surmonte, ornée d’une queue de cheval qui ondule et brille. Une ceinture d’étoffe serre à la taille la robe légère et la courte veste brodée. Les culottes bouffantes vont se perdre dans les demi-bottes, retroussées vers la pointe. Derrière les talons hauts, flambent deux apostrophes d’argent. Les cavaliers portent l’arc, la lance, le cimeterre, le poignard et un petit bouclier rond, très convexe, en lames de cuir, muni en son milieu d’un téton de métal poli et d’un panache en crins de jument.

Ils ne se cachent pas. Ils savent que l’excès de lumière les enveloppe aussi parfaitement que ferait la nuit. Leur groupe étincelant est dissous par le soleil. Ils parlent peu, regardent avec intensité, et se désignent par instants l’objet de leur attention par un mouvement du menton, qui est une allusion plutôt qu’un geste.

Il n’est pas difficile de deviner ce qui les retient. Vers le pied de la montagne, quelques buttes dominent les éboulis. Des spires grises les enlacent de la base au sommet ; ce sont des murs de pierre sèche ; ils soutiennent les terrasses dont, à la fin de chaque hiver, des processions de hottes vont ramasser la terre au fond des ravins.

Un amas de cubes grêlés couronne chacune de ces hauteurs. Une dernière torsion plus marquée de la spirale trace le mur d’enceinte. Au point culminant, une tour carrée, que rehaussent trois pinceaux noirs. Moitié campanile, moitié beffroi, elle porte une cloche qui sonne indifféremment l’alarme ou la prière, la fête d’un saint ou l’approche d’une horde. Qu’elle vienne à bruire, et l’on verra des espèces de fourmis se détacher des espaliers, se hâter sur les pentes du cône et disparaître derrière le mur.

Les trois pinceaux noirs sont les trois cyprès du cimetière.

Pour le spectateur désintéressé, chacun des villages, vu d’en haut, ressemble aux autres. Il n’en est pas ainsi pour les quinze guerriers. L’éminence qui les préoccupe n’est pas la plus rapprochée, mais la plus considérable. La preuve en est dans son double campanile, dont l’un, haut et maigre, doit être le sacré, l’autre, trapu, le laïc. Au vide fauve qu’elle laisse, on distingue une agora de belle étendue devant l’église. Une route émerge du brouillard moite de la plaine. Force lacets, force entailles dans les murs et les champs, l’amènent jusqu’à une porte crénelée, dont les merlons fendus s’évasent à la vénitienne, comme une bordure de pétales rouges.

De tous ces détails, les cavaliers semblent négliger le plus grand nombre. Ils ne s’attachent visiblement qu’au mur d’enceinte, à certains pêchers qui poussent leurs branches jusqu’à toucher la brique et à certaines particularités des terrasses.

Quand ils ont bien tout regardé, ils se retirent. Il serait plus juste de dire qu’ils se résorbent. Bien clairvoyant, l’œil d’en bas qui aurait distingué, dans le jour éblouissant, le chemin pris par ces quinze fantômes de lumière.

Aussi éprouvent-ils un sentiment de sécurité parfaite quand ils ont retrouvé leurs chevaux entravés au fond d’une caverne et qu’ils se sont assis en cercle pour discuter de la chose.

La chose, – quelle qu’elle soit, – est de conséquence. Cela se lit à l’application qui bride leurs figures. Ces figures n’ont d’ailleurs rien de repoussant. Elles offrent même de beaux plans droits, sans rien de commun avec les pommettes mongoles, et une carnation mate et hâlée, sans rien de commun avec le jaune terne des Turcomans. Les sourcils lancent des voûtes pures, le front luit, le velours noir de la barbe cerne étroitement la lèvre. Rien ne manquerait à la noblesse de l’ensemble, s’il n’y manquait l’essentiel. Un étranger, introduit à l’improviste au milieu du cercle, croirait difficilement qu’il s’y traite d’aucun sujet propre à exalter cette noblesse.

Il est hors de doute que l’embuscade, l’assaut, l’incendie, le massacre, le pillage, le rapt et le viol sont des actions agréables au Prophète quand des infidèles en font les frais. Il n’en est pas moins vrai que ces perspectives allument dans les yeux des éclairs inquiétants.

Le village nestorien sera attaqué cette nuit. Il y a déjà longtemps que la tribu a quitté un vilayet lointain où elle avait excité contre elle un peu trop d’animosité. Réfugiée dans le grand désert de grès, elle a d’abord laissé au bruit de ses exploits le temps de se dissiper. Mais les brebis ne restent pas grasses à se nourrir de broussailles dont les chèvres se contentent mal. Les chevaux sont affamés d’herbages verts, les vaches sont mortes, les femmes querellent, les hommes s’ennuient.

Alors, par étapes prudentes, la tribu s’est rapprochée des lieux habités. Leur dernier zôma, leur dernier campement est une cuvette du plateau. Un filet d’eau tiède y suinte sur des plaques de sel. Et voilà quinze jours que, chaque matin, un groupe de cavaliers part à la découverte et se poste sur les rebords de l’escarpement.

Leur choix a erré longtemps à la surface de ce tapis de richesses. De proche en proche, il est venu se fixer sur le village aux deux campaniles. Des observateurs ont été envoyés. Ont rôdé par les chemins, ont pénétré dans la place un jour de marché, se sont assis sur l’agora, et, graves, immobiles, ont disposé devant eux un déballage d’objets razziés un peu partout dans le Nord. Ont constaté que les murs sont escarpés, les habitants nombreux, les hommes bien armés. Mais le bourg est opulent, et des yeux d’honnêtes marchands musulmans, modestement baissés, sont néanmoins à même de remarquer que les femmes rayas sont belles.

Aussi y a-t-il eu de la fièvre, le soir, dans l’atmosphère âcre des tentes en peau de mouton. Les hommes ont parlé vite et bas. Plus d’un cœur féminin a battu de convoitise, de jalousie et de férocité. Les plus jeunes d’entre les jeunes épouses n’ont eu garde de perdre une si belle occasion d’acquérir de l’expérience ; car ayant ensuite abordé chacun de ces trois chapitres avec leur seigneur, dans le privé, elles ont vu répondre à leur férocité par des sourires, à leur convoitise par des promesses, à leur jalousie par quelques volées de bois de lance.

Cependant on a raison de dire que si les brebis d’un troupeau se ressemblent entre elles, le berger du troupeau ne laisse pas de les connaître une par une et telles qu’elles sont. Il en va de même des hommes dans leurs tribus. Entre tous les cavaliers de même race, de même costume et de même extérieur, accroupis en cercle dans l’ombre fraîche de la caverne, l’œil du Grand Berger doit noter des différences et les inscrire à leur compte.

Il doit remarquer, entre autres choses, que chacun des quinze cavaliers a sa façon à soi d’accueillir l’espérance ou de manifester la crainte. Et son regard ne peut manquer de tomber sur le jeune Saad, fils d’Ahmed, dont la pâleur n’a pas échappé non plus à l’œil critique de ses compagnons.

Le jeune Saad a dix-sept ans, mais dix-sept ans d’Asie.

Les sociétés militaires comptent avec l’homme dès le moment où il sait tenir une lance. Dans les pays du soleil s’ajoute l’obligation de faire place à l’adolescent du jour où il attire le regard des femmes. De sorte que la double puissance de donner la mort et de donner la vie règlent seules l’heure de l’émancipation.

Toutefois la maturité des sentiments ne suit pas toujours la majorité du guerrier. Saad a beau être marié depuis deux ans et chevaucher depuis quelques mois avec les cavaliers du clan, son émotion trahit une audace novice. Il est admis pour la première fois aux grandes courses nocturnes. Il serait d’ailleurs en peine de démêler si c’est l’impatience ou un autre sentiment qui lui fait bourdonner les oreilles et battre le cœur.

« Saad, sais-tu que ta femme Amine s’est vantée à mon Adilè de quelque chose pour ce soir ?

— Oui, Saad, qu’est-ce qu’il y a de plus beau que l’intérieur d’une tente et les bras d’une femme ?

— … À l’heure où la tribu charge.

— Saad, qu’est-ce que dit le poète ? « Le courage a deux figures et nul ne peut en parler d’expérience, qui n’a encore aperçu que son visage de jour. »

— Saad, as-tu remarqué comme ton cheval ressemble à ces chevaux qui sont à la veille de boiter ? »

Saad, la tête entre les mains, riposte d’une voix sourde :

« Guerriers, quand les bras de ma femme ont-ils prévalu sur l’ordre de l’aga ? Quels jours de chevauchée mon cheval s’est-il mis à boiter ? Quand ai-je détourné les yeux de la face du courage ? Quand vous ai-je donné le droit de m’insulter ? »

Un vieillard lève la main :

« Saad, fils d’Ahmed Beg, réponds à toutes ces faces cuites par le soleil qu’elles ne jacasseraient pas de la sorte si l’incarnat de leurs seize ans ornait encore leurs joues. Mais l’envie seule ne les inspire pas. Personne ne doute de ton courage si ce n’est toi. Laisse-les faire et ne le trouve pas mauvais. Les jeunes gens ont besoin des cymbales de la raillerie pour s’étourdir sur eux-mêmes. »

Ses yeux parcourent le cercle et chacun baisse le nez. Puis, sur un ton imperceptiblement changé :

« Fils d’Ahmed, tu vas endosser le déguisement de nos émissaires, tu vas descendre en plaine, tu vas t’introduire dans le bourg de ces chiens et tu feras ton possible pour y demeurer, passé le couvre-feu. Tu sais par où nous devons attaquer, et l’heure. Je ne te dis rien de plus. Trouve-toi là où ta présence peut nous servir. Fais tout ce qu’on doit attendre de toi. Prends une arme sous ta robe. Si tu ne vois pas le moyen de te maintenir à l’intérieur des murs, dissimule-toi aux abords, observe toutes choses, rallie-nous quand nous approcherons. Tel est l’ordre. »

Saad regarde le chef dans les yeux :

« On me refuse l’honneur de charger avec mes frères ? »

Une flamme s’allume et s’éteint entre les paupières sanguinolentes du vieux :

« J’ai parlé.

— La méfiance qu’on me montre va-t-elle jusqu’à ne pas me laisser le temps de prendre congé de ma femme ?

— Fils d’Ahmed, je t’ai offert un moyen de retrouver l’assurance qui te manque. Prends garde aux suppositions qui pourraient nous venir maintenant ! »

Le vieillard dresse sa taille de chat sauvage, une nappe de couleur brique envahit sa petite figure que tous les soleils de l’Anatolie ont ravagée. Mais, de son côté, Saad s’est levé. Il arrache sa ceinture et sa robe, il jette ses armes et croise les bras :

« Mes frères ont déchiré ma confiance et ma réputation comme, moi, ma robe et ma ceinture. Je me glorifiais de l’estime de mes frères. Ils me font comprendre qu’il faut verser chaque jour le prix d’une faveur aussi considérable. La leçon ne sera pas perdue. Saad va payer une fois de plus. Mais, cette fois, le souvenir ne s’en éteindra plus. Si Allah me protège, nous recauserons demain de l’affront qui m’est fait aujourd’hui. »

Saad a proféré ces quelques phrases sur le ton de voix étranglé, vibrant, qui est commun, dans tous les pays, aux très jeunes gens surpris par l’indignation. L’indignation est un spasme de la virginité intellectuelle, la forme adolescente du désespoir. Elle étreint Saad jusqu’aux larmes.

Avec un grand froissement de soie et d’osier, un turban rebondit à son tour aux pieds des guerriers muets, et Saad, à demi engagé dans le fond de la caverne, ajoute :

« Saad fils d’Ahmed Beg n’oublie pas qu’il est né d’une esclave arrachée aux siens par force. Il n’oublie pas non plus que cette esclave a été convertie à notre sainte foi par la puissance de la douceur, à son seigneur Ahmed par la puissance de l’amour, et qu’elle a illustré nos tentes par les seules vertus de ses grâces et de sa piété. Lorsque Saad n’était encore qu’un enfant, ses camarades de jeu essayaient déjà de déchirer son honneur de petit garçon en l’appelant le fils de la chienne. Il y a ici plusieurs de ces camarades-là. Ont-ils oublié comment Saad leur faisait passer le goût de cette plaisanterie ?

— Fils d’Ahmed, assez. Nous nous sommes suffisamment occupés de toi et de tes affaires. Maintenant, obéis. »

Le vieillard ne dit pas ces mots avec toute la colère qu’on pouvait supposer. Saad se perd dans les ombres, le chef se rassoit et les quatorze figures s’immobilisent dans un silence plein de pensées.

Bientôt des pas se font entendre. À la place du jeune cavalier paraît un marchand syrien sans nulle ressemblance avec un guerrier. Petit turban plat et rond, cafetan d’étoffe brune, babouches pacifiques. Mais la pourpre n’a pas quitté le visage. Jamais colporteur n’a traîné un sac d’un air plus superbe.

Son humiliation est portée au comble quand, sous le cercle des yeux qui suivent ses gestes, il lui faut rechercher son poignard parmi les armes qu’il a étourdiment jetées tout à l’heure. Il le trouve, le ramasse, en essaye sur ses doigts la pointe et le fil, le rengaine, le glisse sous son cafetan. La lenteur avec laquelle il accomplit ces gestes n’arrive pas à les colorer de tout le dédain qu’il souhaite. Il soulève néanmoins le ballot de pacotille avec une certaine désinvolture et en charge son épaule. Il peut alors prononcer d’une voix ferme la formule d’adieu, à laquelle ses quatorze compagnons répondent sur un timbre grave et cérémonieux, puis il sort rapidement de la caverne.

« L’enfant est courageux », finit par dire un des hommes, « nous l’avons blessé par des propos inconsidérés.

— L’enfant est courageux », répond un autre, « mais le sang de ses veines n’est pas le pur sang de notre peuple. Un vrai fils des tentes ne se montre ni aussi rouge devant la moquerie ni aussi pâle devant le danger.

— Chien métis est toujours hargneux.

— Paix, là ! » dit l’aga. » L’enfant a la peau très blanche et le sang très rouge. Il ne lui en revient ni éloge ni blâme. Des cavaliers n’ont-ils rien de mieux à faire qu’à potiner comme des vieilles femmes derrière le dos d’un enfant ? »

Cette admonestation rappelle chacun à l’ordre. Les petits chevaux poilus sont sellés et conduits dehors. Deux cavaliers demeurent en sentinelles sur le bord de l’escarpement, le reste retourne au camp pour y attendre la nuit. Et Amine, épouse de quinze ans, vraie femme selon le cœur des tentes, apprend sans émotion que Saad, son mari, est descendu en plaine et ne remontera pas avant la fin de l’affaire, – in cha Allah !

II

Saad en a pour trois longues heures de chemin, autant dire trois heures de méditation. Il emploie la première à cuver son chagrin, la seconde à s’émerveiller de la vie bienheureuse qui chante autour de lui la gloire d’Allah, la troisième à rêver à son entreprise et aux moyens d’y réussir.

Départager des sentiments violents et contradictoires est une œuvre que personne ne trouve légère, à plus forte raison un jeune cavalier plein de fougue et d’honneur.

Il se répète bien que son père a été un cheik de grande piété. Si, à soixante ans, Ahmed Beg avait conduit dans sa tente une petite chrétienne de seize, enlevée dans l’est, près d’Erivan, c’est qu’Allah n’avait pas encore béni sa couche. Mais la jeune fille n’avait pas été appelée à partager son lit avant d’avoir reçu l’enseignement du mollah. Elle avait bientôt renié du cœur et des lèvres les superstitions de son enfance. La beauté de l’esclave explique ce qu’un tel empire sur soi-même avait dû coûter au cavalier. Le fruit de tant de charmes, de vertus et de continence ne s’était pas fait attendre longtemps. Le fils souhaité était venu, la concubine avait pris le pas sur les épouses.

Ce qui devait également se produire s’était produit.

Dieu avait aussitôt rappelé à lui le cheik chargé d’ans. Explique qui pourra comment la jeune femme n’avait plus fait, dès lors, que végéter et dépérir, pour s’éteindre moins d’une année après son seigneur.

L’enfant était resté seul, dernier témoignage des forces d’un vieil homme, prémices de l’amour d’une vierge. Élevé par les quatre veuves, Saad, fils d’Ahmed et d’une esclave, se sentait, à dix-sept ans, animé d’une rancune fanatique contre les chrétiens et d’une honte pleine d’orgueil à l’endroit de sa naissance.

Mais soins ni sortilèges ne l’avaient délivré des stigmates originels. Le sang trop clair d’un vieillard, mélangé au sang trop lourd d’une jeune fille, lui avait fait une humeur instable et des désirs opposés.

S’engager dans une entreprise avec enthousiasme et s’en dégoûter tout d’un coup ; sentir alors une chape de glace s’abattre sur ses épaules, éprouver des nausées pour le moindre geste, jeter autour de soi un regard étranger, plein d’étonnement et d’amertume ; bref, pousser le désir et l’attente jusqu’à ce point extrême où le sentiment verse dans le sentiment contraire, et ne laisse en nous que cendre et froideur ; – tel était Saad.

Être empêché par sa fierté de s’en expliquer à cœur ouvert, mais appréhender en même temps chez autrui la secrète divination de la jalousie ; grossir à l’excès l’effet de ces singularités, les supposer évidentes et publiques ; égaré par cette opinion, ne plus entendre les paroles qui lui étaient adressées, mais celles qu’il s’apprêtait à entendre ; – tel était Saad.

Prendre feu pour un mot dit en passant, une plaisanterie mal comprise ; nourrir cet outrage à longueur de nuit ; se tracer, avec la dernière précision, le détail d’une vengeance atroce ; se lever, le lendemain, brûlé par la haine ; rencontrer son offenseur imaginaire ; en recevoir à l’improviste un regard cordial, une parole courtoise ; voir basculer tout d’un coup la charge qu’il avait amassée sur ce fantôme ; défaillir de confusion devant la grandeur d’âme de son ennemi présumé ; lui prodiguer des marques excessives de repentir et de dévouement ; – tel était Saad.

Au demeurant, un bon compagnon, aux yeux vifs, guerrier courageux, fidèle, serviable, même gai dans ses bons jours ; – tel était Saad.

Par malchance, les cavaliers ne se trouvaient pas tous en humeur de mettre ces écarts sur le compte de la jeunesse. Malheureusement aussi, on n’a jamais vu, nulle part, que les bons jours payent pour les autres. La tribu faisait une balance obscure mais exacte de l’ensemble, et le jeune Saad s’affligeait avec naïveté de ne point participer à la confiance sans limites qui entourait, dès son premier pas, tel lourdaud de son âge. Il se rencontrait toujours une entreprise de garçons dont il n’était pas, des recettes qu’on oubliait de lui enseigner, des mots de passe dont il était le dernier à pénétrer le sens.

Qu’on ne voie pas là-dedans l’effet d’un complot. Saad n’était, après tout, qu’un jeune homme ombrageux. Ses singularités ne dépassaient pas un niveau assez ordinaire. La suspicion où la tribu le tenait n’était pas préméditée. Elle se bornait à l’exclure d’une certaine communauté d’habitudes, – ostracisme suffisant pour faire souffrir, insuffisant pour faire mourir.

Deux épisodes de la dernière scène dressaient leur grimace devant l’esprit de Saad. Il se revoyait jetant par terre ses armes et ses effets. Il se revoyait encore, à demi détourné vers le fond de la grotte, lançant de ses lèvres juvéniles un défi collectif aux guerriers de la tribu. Et il se répétait, tout haut :

« Comme un enfant ! Comme un enfant ! Est-il possible de se donner plus ridiculement en spectacle ? Insinuations, malveillances, tout est justifié, maintenant. Le fils de la chienne ? Ah ! Cela va sans dire. Comme ils m’ont bafoué ! Le vieux Selim Beg lui-même, est-ce qu’il ne m’a pas fait l’affront de sa pitié ? Je n’ai répondu que par des rodomontades. Ho, Saad, Saad, comment reparaître jamais devant leurs yeux ? Mourir cette nuit… Alors ils se tairont peut-être et mon nom restera intact. Qu’est-ce que Nouroulla aurait fait à ma place ? Comment mon père se conduisait-il à mon âge ? Impossible de ne pas mourir cette nuit. Oui. Disparaître. Et… Oh ! Comme un enfant ! »

Un fer rougi tourne et retourne au-dessous des côtes du garçon, à ce niveau du corps où se pressent sans défense les organes délicats de la vie et de l’honneur. Et la honte lui jette autour du cou son collier d’orties.

Mais Saad n’est pas sans avoir retenu quelque chose des leçons du mollah. Il se rappelle que le Malin revêt deux aspects selon les cas. Le plus subtil des deux n’est pas celui qu’on pense. Les esprits tant soit peu déliés sont sujets à être leurrés plus aisément par le dégoût d’eux-mêmes que par le contentement d’eux-mêmes.

« Je suis bon de me figurer qu’ils se soucient encore de moi. Voilà mon orgueil. Mon maître me le répétait assez. Est-ce que je ne sais pas bien ce que cachent ces grands airs méditatifs ? Pour la moitié, des cervelles de poulets. Le vieux Selim Beg lui-même m’a parlé plus doucement que je ne m’y attendais. Il n’est pas difficile de deviner qu’il ne me donnait pas tort au fond de lui. Que je n’eusse pas répondu à leurs insultes, c’est pour le coup que j’aurais pu mourir de honte. S’en seraient-ils mieux tirés que moi, les uns et les autres ? Voilà évidemment une aventure qui n’aurait garde d’arriver à des brutes comme ce Behraw, ce Soumo. Qui va s’inquiéter de la mine qu’ils font ? Le vieux Selim m’a bien compris, et il n’est pas le seul qui se soit souvenu de sa jeunesse. »

Il y a certainement dans la joie un principe léger, sans quoi le même Saad qui descendait si pesamment la pente, il n’y a qu’un instant, ne rebondirait pas, à présent, de roche en roche, malgré le sac qui lui bat les reins et la chaleur de four à pain qui monte du sol. Un souvenir éclaire sa figure au passage :

« Quels yeux Nidham me jetait ! Celui-là me hait. »

La clarté devient feu, et feu de plus en plus sombre :

« Qu’est-ce que je lui ai fait ? Pourquoi me regardait-il avec ces yeux-là ? Nouroulla me le répète toujours : Méfie-toi de Nidham. C’est un homme qui porte le meurtre sur sa figure. Saad déshonoré, quel régal ! Oui, mais l’honneur de Saad n’est pas de la viande pour tes sales dents. Et quant aux os de Saad, ha ! Nidham, je ne te croyais pas si fou ! »

La course lui renouvelle le sang, le sang l’inonde de force et de souplesse. Toutefois, le Malin n’a pas pour habitude de renoncer si vite. Saad s’en voit administrer la preuve sans retard.

Ne vous est-il jamais arrivé d’avoir tout à coup l’impression que quelque chose d’immatériel vient de fouetter la route sous vos pieds ? Ce n’a été qu’un éclair. Mais, à fermer les yeux et à remonter patiemment cette ombre de sensation, vous réussissez à lui rendre sa forme, vous rebroussez chemin, vous vous penchez, et la poussière vous livre en effet la trace du petit serpent que vous avez épargné et qui vous a épargné.

Un mot sillonne à l’improviste la conscience de Saad. Ce mot, sitôt perdu que perçu, doit être de grandes conséquences, puisque, pour le retrouver, le jeune homme immobilise d’un coup les pensées qui mènent vacarme au seuil de son esprit. Il descend, il fouille, il s’évertue, il dresse enfin devant lui un nom bien connu.

 

… Amine.

 

… S’il était vrai que la vie conjugale fût capable d’entraîner dans son cours les floraisons morbides de l’adolescence, Saad (ce vieux mari de deux années) aurait eu le temps de devenir le plus paisible des hommes. Mais pour être à même d’exercer cette influence, il faut que la femme soit triple en une. Épouse, sœur et maîtresse, – l’une étanchant la volupté, l’autre accueillant la tendresse, la troisième berçant la douleur de l’homme éternellement amant, frère et enfant.

Amine a quinze ans. Elle n’est qu’une épouse-fillette et un animal-femme. Elle ne connaît encore la volupté que sous la forme d’une fantaisie cruelle où le caprice de l’homme saccage sans motif un corps qui ne l’appelle pas. Sa tendresse se satisfait à cajoler et à parer d’autres poupées de son âge. Et pour la douleur, qu’est-ce qu’en peuvent soupçonner une petite fille et ses chagrins ?

Quelle idée se fait-elle d’un mari ? Un grand garçon gauche, exigeant, étourdi, facile à berner, toujours un peu ridicule. Un guerrier lunatique qui, dans ses bons jours, rit, joue et partage les confitures de sa petite épouse ; dans ses mauvaises heures, fronce le sourcil, enfle la voix et se paye d’un semblant d’épouvante autour de lui. Un cavalier gros mangeur et gros dormeur, toujours sujet à se montrer brutal dans le lit, pour devenir, l’instant après (et sans plus de bon sens), une chose aussi balbutiante et désarmée qu’un bébé malade.

« Je leur ai dit », gronde Saad, « je leur ai déclaré, en propres termes : laissez-moi prendre congé de ma femme. Ah ! Voilà qui s’appelle parler en guerrier. Au moment où l’aga me confie cette mission, je ne trouve rien de mieux que de pleurnicher pour qu’on me laisse embrasser ma femme. On doit s’amuser sous les tentes, à l’heure qu’il est, s’offrir un beau régal d’infamie, sous les tentes. Quand Adilè aura composé une chanson sur l’histoire de Saad, fils d’Ahmed, l’Homme qui demandait à aller embrasser sa femme à l’heure du combat, alors tu pourras être assuré de la célébrité de ton nom. Il circulera de campement en campement, les caravanes le promèneront à travers l’Asie, et les vieilles femmes s’en serviront, autour des feux, pour faire rire les petits enfants. On passe à la postérité comme on peut, n’est-ce pas, Saad, guerrier valeureux ? Toi, tu vas y passer comme le modèle des bons époux, l’Homme qui demandait à aller embrasser sa femme, sa femme Amine, Amine ? »

Le voilà qui se met à répéter ces deux syllabes jusqu’à ce qu’elles se désarticulent, perdent couleur, signification et deviennent aussi étrangères à son oreille que l’est en réalité, à son cœur, la petite créature sauvage qu’elles désignent.

« Amine ? Amine ? J’entends d’ici l’éclat de rire pointu qu’elle pousse pendant qu’Adilè lui conte à l’oreille mon beau fait d’armes. Je vois d’ici le regard qu’elle m’aurait jeté, si j’étais retourné. Amine, Amine, Amine, Amine se soucie bien de mon adieu. Amine, Amine, se soucie bien de moi. Amine, A-mine… Vraiment, quel rapport y a-t-il entre Saad et A-mine ? »

Il est probable que cette question surprend l’esprit de Saad sur le bord même de la plus profonde citerne intérieure, car son beau monologue s’interrompt en ce point. Succède un silence, durant lequel sa pensée opère sa retraite, au hasard des ténèbres et de leurs embûches. Mais elle semble s’éloigner à regret de la margelle où affleurent les eaux bitumineuses, moirées de signes. Qui sait quand la destinée lui procurera une seconde occasion de se pencher sur les figures qu’y tracent les exhalaisons du monde secret, et dont la vue vient de le remplir d’un tel étonnement, d’un trouble si grand ?

III

Cependant la machine physique de Saad, marchand syrien, a descendu les pentes de la montagne. Elle a cessé de bondir de roche en roche. La poussière que ses babouches font maintenant jaillir a pris la couleur de ses réflexions. Il a laissé derrière lui la terre rouge indomptée des plateaux. Ici rien n’est plus que cendre. Il sort des pistes innombrables de la montagne. Des chemins pleins d’ombre s’emparent de sa liberté et entravent ses pas.

Toutefois, il n’est pas venu en plaine depuis l’arrivée de la tribu dans ces régions. La force de la nouveauté, sur un esprit vif et neuf, est un élément auquel on ne saurait accorder trop de place.

Aussi n’est-il pas surprenant qu’il franchisse, sans presque s’en apercevoir, les sept quarts d’heure de marche qui le séparent du village aux deux campaniles. Il donne respectueusement le salut aux passants de plus en plus nombreux. La prudence ne quitte jamais le pur guerrier. Elle le sauve des distractions qui pourraient lui être fatales, comme de ne pas songer à déguiser le rauque accent de sa nation. Il imite à merveille le chuintement obséquieux des trafiquants de la côte. Les chrétiens qu’il rencontre ne s’étonnant pas de voir circuler un de ces honnêtes colporteurs syriens qui fréquentent leurs marchés. Tout au plus, selon le sexe et l’humeur, adressent-ils un regard d’admiration ou d’envie à un jeune négociant d’un teint si franc, d’une taille si élancée, d’une démarche si fière.

Saad ne s’aperçoit pas de l’impression qu’il produit, n’a pas un coup d’œil pour toutes ces infidèles dont les sourires se font messagers de sentiments peu fardés. Les remarquerait-il, les impudiques ne lui inspireraient que dégoût.

Pourtant Saad n’est plus un enfant. Il n’ignore ni ne feint d’ignorer quelles sont les circonstances habituelles de ces attaques nocturnes. Le mélange de jubilation équivoque et de jalousie que les femmes des tentes font éclater, depuis que l’expédition est résolue, aurait suffi à le renseigner, si la tradition de la tribu ne se montrait par ailleurs suffisamment explicite sur le détail de semblables événements.

Mais il y a temps pour tout. Saad est dans un état du corps et de l’esprit que vous, jeunes occidentaux, aurez du mal à comprendre. Mari obéi, maître absolu sous sa tente, il n’est pas sujet à être jeté en des transports déraisonnables par la seule odor di femina. En revanche, une vie conjugale telle que la sienne ne saurait contenter les aspirations d’un garçon tel que lui. Il a les sens en paix ; nous n’en saurions dire autant de l’esprit. L’imagination de Saad repose en porte à faux. Lancée dans l’abstrait, elle y est maintenue par l’artifice d’une existence à la fois vide et comblée. Le tour de ses préoccupations est beaucoup moins physique que métaphysique. Saad recherche beaucoup plus vivement l’assentiment des hommes que l’admiration des femmes. Il est en souci de sa gloire plus que de sa beauté.

Que vienne la nuit attendue, Saad fera ce que décideront les hasards. Pour le moment, il dédaigne d’y attacher sa pensée. Au reste, n’est-il pas sérieusement question qu’on se fasse tuer pendant l’affaire ?

Cependant l’approche du bourg excite sa vigilance.

Il est en train de gravir la route en lacets qui entaille espaliers et terrasses. Les oliviers de coteau ont succédé aux mûriers de la plaine. Les talus de pierre sèche emmagasinent des variétés raffinées de touffeurs. On peut avouer, sans crainte de nuire à la réputation de Saad, que sa sèche endurance de montagnard mollit dans cette atmosphère d’étuve. L’attention qu’il porte aux moindres accidents du terrain n’est pas seule cause qu’il ralentit le pas.

« Dure montée, n’est-ce pas, seigneur marchand ? » Un gros homme est assis au pied d’un olivier. Le premier mouvement de Saad est de répondre aux invites du raya par une malédiction. Il se contente de presser la marche en grommelant d’un air peu gracieux. Mais il songe à sa mission. Et puis il a chaud. Aussi s’arrête-t-il quelques pas plus loin. Il fait glisser le sac sous lequel se gaufre la laine du cafetan et il se retourne. L’autre a dirigé vers lui sa figure de gros vigneron moustachu et attend le résultat de son amabilité.

« En effet, il a plu à Dieu que cette montée fût bien dure, seigneur. »