Couverture

Tristan Bernard

NICOLAS
BERGÈRE

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L’ARRIVÉE

Nicolas Bergère descendit d’un compartiment de troisième classe et prit congé d’un ecclésiastique chenu avec qui il avait voyagé depuis Saint-Brieuc. Ce prêtre donna à Nicolas l’adresse d’une pension de famille, facile à trouver dans la rue de Sèvres. Nicolas Bergère n’était jamais venu à Paris. Mais la rue de Sèvres est tout près de la gare Montparnasse, et les gardiens de la paix sont là pour un coup.

Nicolas venait de tirer ses deux ans à Laval, et la dernière année comme planton du colonel.

Il avait été un planton modèle. Mais, et c’est là l’inconvénient des spécialisations, il avait un peu négligé tout ce qui n’avait pas un lien direct avec ses fonctions de planton. Il se trouvait donc, à sa rentrée dans la vie civile, un peu démuni contre les difficultés de la vie. Il n’y avait plus de place libre chez le fermier qui l’avait employé avant son départ au service. Il ne pouvait rester à la charge de sa sœur, qui avait pris chez elle leur vieille mère. Le mieux était d’aller chercher fortune à Paris, où il trouverait peut-être un emploi de planton civil. Il avait trois cents francs d’économies, un vélo d’une bonne marque. Il débarqua donc, ce matin d’octobre, à la gare Montparnasse, très incertain de son sort, mais assez confiant, et surtout heureux de connaître Paris.

 

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*     *

 

Bien qu’il eût été à l’origine un simple valet de ferme, il ne manquait pas d’une certaine instruction. Étant petit, il avait appris très vite à lire. Depuis son enfance, il avait lu énormément, mais les choses les plus différentes, des livres dépareillés qu’il avait trouvés à la ferme et chez l’intendant du château. Il avait lu des traités d’astronomie, des manuels de culture, des voyages d’exploration dans l’Amérique du Sud. Comme il ne s’ouvrait à personne de ses préoccupations littéraires, le hasard le plus capricieux avait présidé à son éducation. Il avait lu tout Marmontel, et c’est à peine s’il connaissait Victor Hugo de nom… Il n’avait dévoilé à qui que ce fût le secret de son passe-temps le plus cher. Et jamais le colonel, en regardant ce gros garçon blond et endormi, ne s’était douté que cette caboche épaisse pût contenir des trésors de science confuse, et fût emplie, comme un grenier, d’un véritable débarras de connaissances utiles et inutiles.

Au régiment, Bergère n’avait pas d’amis, ou plutôt il en avait un, un de ses pays, qu’il détestait du plus profond de son âme. Mais, comme c’était son pays, il sortait avec lui le dimanche et passait de longs après-midi à ne rien lui dire. Dans les deux derniers mois de son service, il apprit qu’il y avait à Laval une bibliothèque ouverte le dimanche. Il lâcha alors son ami, sous mille prétextes gênés, entra, plein de honte, dans la bibliothèque, comme dans une maison mal famée. Il se trouva dans une salle trop imposante et fut sur le point de s’enfuir. Puis il fit un mouvement pour aller prendre un livre au hasard sur un des rayons ; mais le bibliothécaire vint lui dire assez rudement qu’il ne fallait pas se servir soi-même et l’invita à désigner l’ouvrage qu’il désirait. Il ne connaissait malheureusement aucun titre d’ouvrage en dehors de ceux des livres qu’il avait lus. Alors il demanda un volume de Marmontel, et se mit à le relire avec une docilité effrayée, comme si toutes les autorités de la bibliothèque avaient été suspendues au-dessus de sa tête, pour l’empêcher de passer un mot…

 

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*     *

 

En descendant à la gare Montparnasse, il s’en était allé, la valise d’une main, son vélo de l’autre, jusqu’à la rue de Sèvres. Il était vêtu d’un complet-redingote en drap un peu jaune, et portait sur la tête un petit chapeau de paille noir pas très stable… Il arriva rue de Sèvres devant la pension de famille annoncée, qui s’intitulait : « Pension Saint-André. » Chemin faisant, il n’avait vu que des passants, des voitures bruyantes, des maisons moins hautes qu’il n’aurait cru, mais il n’avait rien osé regarder. Il avait le temps en somme ; il était à Paris pour le restant de sa vie.

La pension Saint-André était installée dans une petite construction à deux étages. Un couloir conduisait jusqu’au bureau, qui se trouvait sur le derrière de la maison et donnait sur un petit jardin. Nicolas Bergère fut introduit dans le salon par un pâle jeune valet à la bouche ouverte. La patronne allait venir. Nicolas se risqua à regarder dans le jardin, dont les dimensions n’avaient pas de quoi l’effaroucher. On voyait au milieu de ce jardin un rond de pelouse, destiné en principe à se couvrir d’herbe, mais qui ne se différenciait du sol des allées que par une couleur un peu plus brune. Les deux arbres avaient renoncé depuis nombre d’années à toute vaine parure, pour servir de poteau d’attache à une dizaine de fils de fer qui formaient la seule végétation un peu vivace de ce jardin, unissant ces deux arbres entre eux, et chacun d’eux à divers points des murs.

Quand Nicolas Bergère se retourna, il aperçut, installée à son bureau, une dame qu’il n’avait pas vue entrer. C’était une grande personne maigre, vêtue de noir, et qui n’arrêtait pas de remuer sa bouche fermée pour faire exécuter toutes sortes de déplacements et d’exercices à ses dents de devant.

— Vous désirez une chambre ? dit la dame. Est-ce pour quelque temps ?

Et comme Nicolas attendait, pour renvoyer la réponse, d’avoir emmagasiné complètement la question…

— Est-ce pour un mois ou pour une semaine ? demanda la dame.

Nicolas fit un grand effort, et le geste d’avaler… Puis il réussit à dire :

— Pour un mois.

— Ah ! dit la dame. Nous allons vous montrer une chambre au deuxième. C’est la seule qui nous reste. Prendrez-vous les deux repas dans la maison ?

Nicolas inclina la tête.

— Le prix, dit la dame, est de cent cinquante francs…

Nicolas, derechef, acquiesça en silence. Il ne savait pas, avant d’entrer là, si on lui demanderait trente francs ou six cents francs. Il pensa qu’il n’aurait pas de soucis pendant un mois au moins. Il décida qu’il paierait le mois d’avance, et qu’il porterait le reste de son argent à la Caisse d’épargne, en gardant sur lui trois ou quatre francs. Car la grande ville est pleine de filous dangereux.

Comme son vélo était propre et qu’il n’y avait pas de remise, il le monta dans sa chambre avec précaution. Cette chambre était très petite, et donnait sur le jardin de fils de fer, mais, par-dessus le mur, on apercevait un autre jardin un peu plus grand et dont la végétation était plus riche, car les fils de fer de ses trois arbres supportaient des draps de lit, des serviettes de table et de toilette, des chemises d’hommes, de femmes et d’enfants.

En se retournant vers l’intérieur de sa nouvelle habitation, Nicolas aperçut un petit meuble plein de vieux papiers, dossiers de factures et d’actes notariés. Mais, sur le rayon du bas, se trouvaient six volumes d’Eugène Sue : Mathilde. Nicolas, plein d’ivresse, ouvrit de suite le tome I.

Il mit à lire Mathilde huit jours, pendant lesquels il ne sortit pas de son hôtel et ne quitta sa petite chambre que pour descendre prendre ses repas.

BOURRACHE

Pour un lecteur consciencieux, qui tient à savourer un roman ligne par ligne, qui ne parcourt pas les descriptions de paysage à l’allure de trois cents pages à l’heure, l’absorption complète de six in-douze en texte serré nécessite une bonne semaine. Et Nicolas, en descendant à la petite table d’hôte, était si plein de sa lecture qu’il regardait à peine les quelques personnes tranquilles qui lui tenaient compagnie.

Il y avait là deux jeunes filles maigres et myopes, qui mangeaient de la pointe du bec, comme deux oiseaux délicats. Mais c’étaient deux oiseaux insatiables, qui se laissaient servir d’énormes portions, et qui en venaient toujours à bout en y mettant le temps.

Elles avaient un émule de valeur dans la personne d’un vieillard dénudé, privé de cheveux, de barbe, de sourcils et de dents, un mangeur tout aussi long que ces demoiselles et aussi considérable. Un employé de ministère, à la barbe en pointe, chétif d’allure, mais important de binocle, expédiait son repas en douze minutes, puis rentrait précipitamment dans son journal jusqu’à ce que l’heure inexorable l’obligeât à aller continuer sa lecture au bureau.

Une vieille dame en deuil, au visage de beurre, complétait, avec Nicolas, le champ des convives.

Nicolas Bergère voyait venir avec une certaine fièvre la fin de Mathilde. La dernière page terminée, il sortirait de la pension Saint-André et s’élancerait dans Paris… Il n’y connaissait personne. Mais, le matin même du jour où il devait sortir, il reçut une lettre de sa famille qui lui donnait l’adresse d’un monsieur de Paris, cousin d’une personne de là-bas. C’était un monsieur Valentin Obréand, qui tenait un bureau d’affaires… La première impression de Nicolas fut une impression d’ennui. Il lui semblait qu’il n’était plus aussi libre dans Paris, maintenant qu’il allait y connaître quelqu’un. Ce quelqu’un, despotique, lui indiquerait des démarches à faire, des curiosités à visiter. Avant la lettre de sa famille, Nicolas se sentait dépaysé, perdu, mais libre. La tutelle de M. Obréand l’inquiétait un peu.

 

*

*     *

 

M. Obréand habitait dans le bas de la rue Lafayette, non loin de l’Opéra. Il fallut interroger la directrice de la pension, qui fut elle-même obligée de consulter le garçon, car elle ne connaissait qu’imparfaitement la rive droite. Le garçon conduisit Nicolas Bergère à un coin de rue, où l’autobus s’arrêtait ; puis il le quitta, le véhicule n’étant pas en vue. Il lui avait conseillé de rester sur la plate-forme afin de voir Paris. Mais Nicolas profita de ce que son guide était parti pour prendre place à l’intérieur, d’où il regarda Paris par les bouts de vitre que les voyageurs d’en face ne masquaient pas de leurs torses et de leurs chapeaux.

Il avait sur lui les cent cinquante francs qui lui restaient, son premier mois d’hôtel une fois payé. Il n’avait encore pu porter cet argent à la Caisse d’épargne. Pendant toute la durée du trajet, il ne cessa de tenir sa main sur son portefeuille, sans même examiner la tête de ses voisins, qui pouvaient cependant, après tout, n’être pas des pickpockets.

Suivant la recommandation du garçon d’hôtel, il avait demandé au conducteur de l’avertir quand il serait dans le bas de la rue Lafayette. Il descendit à un carrefour très animé, finit par découvrir l’écriteau de la rue, et remonta jusqu’au numéro indiqué.

On lui avait dit : « Quand tu seras à Paris, ce que tu regarderas ! ce que tu ouvriras les yeux ! » Mais il ne regardait rien. Il se disait toujours : J’ai le temps. Et il lui semblait qu’il ne fallait pas gâcher le spectacle qui s’offrait à lui en le regardant à tort et à travers et au hasard.

 

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Il arriva à onze heures du matin à la porte de M. Obréand. C’était au cinquième, sur la cour. M. Obréand lui ouvrit lui-même, vêtu simplement d’un pantalon et d’un veston, la poitrine velue et frisée, la moustache en désordre, cependant que de toute sa personne s’exhalait une forte odeur de café.

M. Obréand portait dans les trente-cinq ans. Il était resté plusieurs années au régiment et avait gardé cette inimitable nonchalance de certains sous-officiers comptables. D’ailleurs, c’était un bon garçon, et Nicolas Bergère vit tout de suite qu’il n’avait aucun despotisme à redouter de sa part, car ses exigences se bornèrent à conseiller au jeune homme d’acheter un chapeau haut de forme : un petit canotier de paille noire ne va décidément pas, surtout au début de l’hiver, avec une redingote jaunâtre un peu longue… Il ne fut question d’aucun monument à visiter. Tout de suite, l’emploi de la journée fut décidé. On déjeunerait dans un petit restaurant où M. Obréand prenait habituellement ses repas. Puis, on irait aux courses d’Auteuil. Précisément, le cabinet d’affaires chômait un peu ce jour-là.

— Vous pourriez aller acheter un chapeau pendant que je m’habille, dit M. Obréand, qui était resté avec Nicolas dans le petit vestibule encombré de dossiers poudreux. Puis vous viendrez me reprendre et nous irons ensemble au restaurant. Vous trouverez de bons chapeliers sur le boulevard. Ne regardez pas au prix. À Paris, il faut avoir des chapeaux de bonne qualité : on a vite fait de s’y retrouver.

Nicolas ne regarda pas au prix et revint, une demi-heure après, avec un chapeau de trente francs, admirable d’éclat et d’élégance, et qui était de plusieurs classes sociales au-dessus de la redingote. Mais M. Obréand n’en fit pas tout haut la réflexion.

Au restaurant, ils trouvèrent un ami de courses de M. Obréand, qui déjeuna avec eux. C’était un homme déjà mûr, tout rasé, au visage rond et énergique ; il portait un petit col droit très bas, une mince cravate de satin noir. Il parlait courses, avec une autorité sans réplique.

Pendant le déjeuner, il fut question de l’avenir de Nicolas, qui cherchait une place à Paris. M. Obréand dit qu’il chercherait de son côté, mais l’homme rasé déclara qu’il avait quelque chose en vue, et pas quelque chose de modeste. Dès l’instant qu’on débutait, il fallait débuter fort, prendre un bon départ…

 

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Un fiacre les déposa à la porte d’Auteuil. Ils gagnèrent ensemble la pelouse. La première épreuve, le prix à réclamer, s’affichait… M. Obréand donna rendez-vous à Nicolas près du tableau d’affichage, pendant que lui-même allait retrouver auprès du buffet un garçon du Hamam, qui avait massé des jockeys le matin.

L’homme rasé, qui s’était éloigné un instant, rejoignit Nicolas. Il lui confia ce qu’on venait de lui révéler : Bourrache était sûre dans la première. Or, Bourrache était à très grosse cote, au moins trente contre un.

Nicolas était beaucoup plus craintif que méfiant. Il pensait que Paris était plein de forbans terribles. Mais toute personne qui lui parlait sur un ton aimable lui inspirait une confiance illimitée. Il garda quarante francs sur les cent vingt francs qui lui restaient et remit le reste à cet homme rasé, qui irait jouer le cheval lui-même…

Trente contre un, c’est trente fois la mise, son compagnon lui avait expliqué cela : trente fois quatre-vingts francs font deux mille quatre cents francs. Pourquoi, puisque c’était sûr, n’avait-il parié davantage ? Il fit un mouvement pour courir après l’homme rasé, qui avait disparu dans la foule. Alors il s’élança comme un fou à un bureau du mutuel, demanda à jouer trente francs sur Bourrache. L’employé, complaisant, consulta le programme.

— Six du quatorze, cria-t-il.

Et il remit à Nicolas six tickets à cinq francs…

M. Obréand était revenu au tableau d’affichage. Il avait un bon tuyau pour la troisième…

— Moi j’ai parié sur Bourrache, dit Nicolas.

— Quelle idée ! s’écria M. Obréand. Ça n’a aucune chance.

— C’est votre ami qui me l’a conseillé… Il est allé le jouer pour moi…

— Tiens ! dit M. Obréand… Je l’ai vu qui pariait à un bureau à un louis. Et il ne m’a pas semblé qu’il demandait le numéro de Bourrache… Je vous en prie, ne faites rien sans me consulter.

— Est-ce que ce n’est pas un monsieur honnête, que votre ami ?

— Mon ami ! Mon ami !… Je vais aux courses avec lui… J’ai bien peur que vos quatre-vingts francs boivent la goutte.

Nicolas préféra ne penser à rien. Il n’osa pas parler des trente francs qu’il avait joués de son côté.

 

*

*     *

 

La course, cependant, se courait, mais Nicolas ne regardait rien. Et M. Obréand paraissait, lui aussi, préoccupé… Pourtant, au moment décisif, il suivit le mouvement des gens qui se portaient vers l’arrivée…

De l’endroit où ils étaient, on ne voyait ni les chevaux, ni même la piste. On était noyé dans une foule agitée. Nicolas, qui avait suivi M. Obréand, le vit se retourner tout à coup.

— Hé bien ? dit M. Obréand stupéfait, vous savez qui a gagné ?

Nicolas ne savait pas que la course était finie.

— C’est votre Bourrache ! lui cria dans la figure M. Obréand.

Ils attendirent l’homme rasé auprès du tableau d’affichage. Le visage de M. Obréand se rembrunissait…

— Oui, oui… Bourrache a gagné, mais votre homme ne revient pas… A-t-il joué le cheval ? Ne l’a-t-il pas joué ? En tout cas, je ne pense pas que nous ayons grand’chance de le revoir.

C’est à ce moment que Nicolas osa montrer les trente francs de tickets que lui-même avait pris.

— Bravo ! s’écria M. Obréand. C’est toujours ça.

Je te crois ! Bourrache rapportait près de deux cents francs pour cent sous, Nicolas toucha douze cents francs.

On ne revit jamais l’homme rasé. Nicolas, cependant, ne lui en voulait pas. En somme, ce louche individu lui avait indiqué Bourrache et avait dû perdre bêtement, sur un autre cheval, les quatre-vingts francs qu’on lui avait confiés.

LE CHAPEAU

Quand il eut touché aux caisses du mutuel la somme de onze cent quatre-vingt-sept francs, Nicolas Bergère se sentit pris d’une sollicitude affolée pour cet argent que lui apportait le hasard. Et quand M. Obréand lui conseilla de mettre la forte somme sur Herbier II, le tuyau du garçon de bain, il lui résista avec un entêtement rural, dont il ne se serait pas cru capable une heure auparavant. Mais, désormais, à la tête d’un petit magot, il était armé d’une méfiance héréditaire qui ne s’était pas révélée en lui tant qu’il ne s’était pas senti capitaliste.

— Vous avez tort, dit M. Obréand. Quand on a de la veine, il faut taper.

Mais Nicolas répondait doucement : « Non, non… » sans arriver à formuler cette idée, qu’ayant bénéficié d’un coup de chance extraordinaire, il valait mieux en rester là et ne pas abuser indiscrètement des faveurs du destin.

— Vous avez d’autant plus tort, insista M. Obréand, que les renseignements de ce garçon de bain sont d’ordinaire excellents. Il masse un jockey, qui est l’ami intime de Parfrement et de Carter… Ainsi moi, je vais mettre sur Herbier tout ce que j’ai sur moi. Malheureusement, je n’ai apporté qu’une soixantaine de francs, je ne comptais pas avoir un bon tuyau aujourd’hui…

C’était une invite à l’adresse de Nicolas. Mais celui-ci ne répondit pas, se retirant en tout hâte à l’abri de son écorce campagnarde, que n’érafle point le frôlement léger des allusions.

Il se borna à répondre que cela valait mieux ainsi et que M. Obréand se féliciterait peut-être de n’avoir pas eu sur lui une somme plus forte.

Il lui conseilla de ne risquer que quarante francs. Car il préférait, à part lui, que son compagnon gardât un peu d’argent pour le retour.

— Enfin, dit M. Obréand, je suis rudement content que vous ayez fait ce petit sac. Il faut que nous fêtions cela ce soir par un dîner fin…

Il n’y avait pas moyen de parer cette attaque directe… M. Obréand avait senti qu’avec Nicolas, il fallait y aller franchement et faire quelques pas au-devant des invitations, qui n’avaient décidément pas l’air de venir toutes seules.

— En cas que nous nous perdions, dit-il à Nicolas, rendez-vous, tout de suite après la dernière, auprès du tableau d’affichage.

Nicolas Bergère, hostile, le regarda s’éloigner. Puis il s’en alla lui-même à l’écart et s’assit sur un coin de la pelouse. Il désirait être seul, et surtout ne pas s’approcher du pari-mutuel.

… Somme toute, il valait mieux faire la part du feu, sacrifier quatre-vingt-sept francs aux goûts orgiaques de M. Obréand. Resteraient onze billets que l’on placerait à la Caisse d’épargne.

Chose curieuse : Nicolas Bergère, qui voyait l’avenir avec insouciance quand il n’avait que cent vingt francs devant lui, était pris maintenant d’une grande inquiétude… Non qu’il craignit, comme le savetier de la fable, qu’on lui « chauffât » ses écus. Mais, si économe qu’il se proposât d’être, il ne pouvait s’empêcher de voir le bout de ses onze cents francs. Le Hasard les lui avait donnés. Le Hasard serait-il encore là quand cette réserve serait épuisée ?

— Je travaillerai, pensa Nicolas Bergère…

Sa première idée avait été de se claquemurer dans sa chambre avec des livres qu’il achèterait… Mais cet homme d’argent néophyte devint subitement si sévère, si cruel pour lui-même, qu’il alla jusqu’à s’interdire les joies de la lecture.

Il s’était assis sur l’herbe. Il avait posé, sur son programme étalé à terre, son magnifique chapeau haut de forme de trente francs. Il reluisait tellement que Nicolas, d’un geste instinctif, regarda le ciel avec appréhension. Il se promit bien, une fois qu’il serait rentré, de mettre le chapeau dans un carton. Ce serait le chapeau en titre, qui resterait dans le tabernacle pendant qu’un galurin à bon marché, indifférent aux intempéries, ferait l’office de couvre-chef sur le crâne blond de Nicolas.

Cependant l’après-midi se tira peu à peu. Nicolas ne trouvait pas le temps trop long. Il suivait vaguement des yeux les mouvements de la foule que produisaient, sur le champ de courses, les différentes phases de cette journée de sport, les tas noirs qui se formaient au départ, sur un coin de la piste et qui se désagrégeaient aussitôt le départ donné, le remous vers le poteau d’arrivée à l’instant décisif… De temps en temps, une petite bande multicolore de cinq à six jockeys abordait une haie, que Nicolas voyait tout près de lui. C’était un saut facile, qui n’était jamais suivi d’accident et ne suscitait aucune clameur.

Nicolas savait qu’il y avait six courses. Il vit à un moment que ce devait être la dernière. Alors il s’achemina sans enthousiasme vers le tableau d’affichage.

M. Obréand s’y trouvait déjà. Il avait chaud. Il tenait son chapeau à la main. Il était très animé et très décoiffé par l’émotion du jeu. Volubile, il fit à Nicolas le récit de ses aventures. Herbier n’avait pas couru ! C’était à n’y rien comprendre… Ce garçon de bain, qui massait un ami de Carter et de Parfrement, aurait dû savoir tout au moins que le cheval ne courait pas !… Alors M. Obréand avait joué son idée. Et, après des hauts, des bas, et un petit haut final, il se trouvait avec un bénéfice d’une dizaine de louis. Mais il était plus navré que s’il avait perdu dix mille francs, affirma-t-il. Car il avait raté quelque chose d’énorme dans la quatrième…

— Si vous voulez, dit-il à Nicolas, on ira chercher pour dîner une personne que je connais. C’est une très gentille femme, qui a chanté à la Scala. Elle a une amie que je vous présenterai…

Mais Nicolas, effrayé, déclara, d’un ton plaintif, qu’il préférait ne pas dîner avec des dames. Le matin même, il aurait suivi aveuglément le programme tracé par M. Obréand. Maintenant, sa petite fortune lui donnait une certaine indépendance. Il discutait, il refusait.

— Une autre fois, tant que vous voudrez. Aujourd’hui, allons dîner seuls : je vous dirai que j’ai mal à la tête et que je ne voudrais pas me coucher tard…

Ils prirent le train pour rentrer. Puis, de la gare Saint-Lazare, après s’être assis un instant pour l’apéritif, devant un café, ils remontèrent jusqu’à un restaurant de Montmartre.

La conversation entre M. Obréand et Nicolas n’était pas animée. Quand M. Obréand eut terminé le commentaire des courses de la journée, il ne trouva plus rien à dire à Nicolas. Alors il se mit à siffloter pour ne pas avoir l’air de s’ennuyer. Nicolas chantonnait légèrement. Il aurait pu parler de sa dernière lecture, Mathilde. Mais il n’osa pas. Somme toute, il s’ennuyait autant avec M. Obréand qu’avec son « pays » du régiment, qui l’avait accompagné, par tant de silencieux après-midi du dimanche, dans les rues de Laval.