Couverture

Edgar Wallace

ÉTRANGE EXPIATION

© 2019 Librorium Editions

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PROLOGUE

Dans l’après-midi du 4 mars 1913, M. Trebolino, Chef de la Sûreté de Paris, était accoudé, songeur, à la cheminée de son cabinet de travail. Il faisait encore très froid et, ce jour-là, Paris s’était réveillé sous une forte couche de neige.

Le pays traversait une période très calme, il n’y avait point de forts scandales ni de grands crimes à l’ordre du jour de l’actualité. Aussi M. Trebolino se reposait-il un peu. Et les petits incidents qui, en temps ordinaire, étaient entièrement confiés à ses subordonnés, retenaient son attention, car il ne savait pas donner des vacances à son esprit toujours en éveil, – et c’était cette qualité même qui lui avait valu de devenir le meilleur chef détective de son temps.

Interrompant une seconde ses méditations, M. Trebolino alla presser un bouton de sonnette placé près de son bureau.

— Appelez M. Lecomte, dit-il au commis qui lui répondit.

Quelques instants plus tard, le sous-chef de la Sûreté entra de son pas vif et alerte chez M. Trebolino.

— Lecomte, lui dit ce dernier en l’accueillant avec un sourire de bonne amitié, asseyez-vous, je vous prie, et, dites-moi, avez-vous entendu parler d’un certain « Club du Crime » qui existerait ici à Paris ?

— Oui, dit l’autre, mais il est composé d’étudiants, c’est une simple bouffonnerie.

— Eh ! eh ! reprit le Chef, sait-on jamais ? Je ne vois trop pourquoi, mais j’ai l’impression qu’il vaudrait mieux arrêter ça…

— Cela s’arrêtera tout seul…

— Si vous croyez… Mais connaissez-vous assez bien les détails pour en juger ainsi ?

— Ce que je sais, c’est qu’un certain nombre d’étudiants ont formé une sorte de société secrète avec rites mystérieux, serments solennels, mots de passe, tout l’attirail de ces espèces de groupements. Ils se réunissent en divers endroits tenus soigneusement cachés et que, d’ailleurs, la police connaît toujours une semaine d’avance.

Il rit et M. Trebolino inclina la tête.

— Chaque nouvel adhérent, poursuivit Lecomte, fait le serment de violer une loi française, mais jusqu’à présent ils n’ont encore réussi qu’à tarabuster un pauvre agent…

— Qu’ils ont tout de même jeté à la Seine, interrompit le Chef.

— Oui, mais deux autres membres de la Société secrète se sont précipités à l’eau pour le repêcher. Quant aux auteurs du méfait, nous leur avons octroyé trois jours de prison et une amende.

— Et… c’est tout ?

— Oui, à peu près… Les crimes de ce club original n’ont jamais dépassé ceux des bonnes opérettes…

M. Trebolino ne parut cependant pas satisfait.

— Je crois, dit-il, qu’il faudra tout de même mettre un terme à ces exploits. Je connais les étudiants et leur esprit frondeur, mais enfin, il y a une limite à tout. Il y a avec eux un certain Willetts…

— Oui, fit M. Lecomte.

— Ce Willetts est artiste ; il loge avec un autre étudiant, un Américain, Comstock Bell.

— Il logeait, corrigea l’autre, car ils n’habitent plus la même pension. Bell est très riche et peut se passer ses fantaisies ; il a des caprices… Et puis Willetts est un ivrogne.

— Ils ne sont donc plus si bons amis ! s’écria M. Trebolino. Tiens, je ne savais pas cela ! Au contraire, j’avais cru savoir qu’ils nous préparaient ensemble quelque désagréable surprise. Quelque chose, vous comprenez, de plus sérieux qu’un croc en jambe à un agent ou un caillou dans les horloges, mais un crime…

Il se leva.

— Il est grand temps d’arrêter ces plaisanteries. Voulez-vous y veiller, mon cher Lecomte ?

Celui-ci sortit du bureau de son chef en dissimulant un sou-rire. Il aimait à fréquenter les étudiants et ne leur voulait aucun mal.

Le soir de ce même jour, M. Lecomte se rencontrait au restaurant avec quelques-uns des plus sympathiques figures du Quartier Latin.

Ces jeunes gens le reconnurent, l’acclamèrent, lui demandèrent comme une faveur de prendre place au milieu d’eux :

— Vous arrivez à point, lui dit son vis à vis, bel homme, aux grands yeux bleus, aux traits réguliers et d’aspect jovial. Vous allez entendre un discours fulminant contre le capitalisme. L’orateur est un de nos bons anarchistes…

Et il désignait d’un mouvement de tête un de leur compagnon pourvu d’une crinière surabondante qui, du fond de sa barbe de prophète, citait Aristote pour justifier l’assassinat d’un agent de police.

… — Oui, je suis anarchiste, et je m’en vante ! tonnait l’étudiant. Mon ami, Willetts, ici présent, et moi, voulons faire tout sauter !

— Ce Willetts est-il aussi de vos amis ? demanda le policier en baissant la voix à son vis à vis, l’Américain Comstock Bell.

— Pourquoi me demandez-vous cela ?

M. Lecomte haussa les épaules.

— Oh, dit-il, c’est à propos du Club du Crime…

— Coup de folie, répliqua l’Américain… Mais il s’arrêta court et Lecomte ne put lui en faire dire davantage.

Quelques instants plus tard, un convive demanda si l’agent jeté à la Seine était mort.

— Non, dit Lecomte, il en faut plus que cela à nos braves gardiens de la paix, mais je profite de cette occasion, Messieurs, pour vous informer que nous vous serions reconnaissants, M. Trebolino et moi, de mettre un terme à ces agissements…

— Pas encore !

… C’était Willetts qui avait poussé ce cri ; un jeune homme d’une pâleur maladive qui, jusqu’alors, avait gardé le silence et paraissait songer à tout autre chose qu’à ce qui se disait autour de lui.

— Pas encore ! répéta-t-il avec feu. Il faut d’abord que le Club justifie son nom !

Lecomte crut voir un léger trouble dans les yeux de Comstock Bell… mais Willetts poursuivait :

… Les membres du Club sont des poules mouillées ! Pas d’audace. Par exemple, ce bon Comstock Bell qui est un capitaliste, un richard, c’est un poltron !

Bell ne releva pas l’insulte, il gardait le silence, les yeux fixés droit devant lui.

À ce moment, quelqu’un entra dans la petite salle du restau-rant… M. Lecomte l’apercevant se leva et vint à lui. Ils s’entretinrent quelques instants à voix basse. Puis M. Lecomte se rapprocha de la table :

— Messieurs, dit-il d’un ton sec, cet après-midi un inconnu a présenté aux guichets de l’Agence Cook, Place de l’Opéra, un billet de banque anglais de cinquante livres… Ce billet était faux…

Un grand silence accueillit ces paroles. Mais le sous-chef de la Sûreté reprit :

— L’inconnu était un étudiant… et dans l’angle du billet il y avait écrit au crayon « C. du C. ». – Maintenant, Messieurs, ceci n’est pas une plaisanterie. J’espère que le coupable atténuera sa faute en se présentant demain matin au bureau de M. Trebolino.

____________

 

Personne ne se présenta au bureau du Chef de la Sûreté le lendemain. Willetts, rappelé à Londres, partit ce jour-là et Comstock Bell prit le même train. M. Lecomte les vit partir, mais ils n’en surent rien. Trois jours après, il reçut un billet de banque anglais de 50 livres dans une enveloppe ne portant aucune mention de l’expéditeur. Le billet était simplement accompagné d’une note dactylographiée où il lut : « Prière de rembourser Messrs. Cook. »

Averti, M. Trebolino déclara qu’il valait mieux ne pas faire de scandale. Il prit le faux billet que l’Agence Cook avait communiqué à la police et le plaça au fond d’un des tiroirs de son bureau.

… Quelques années plus tard, le grand chef fut assassiné par un anarchiste, et son successeur, en classant des papiers, retrou-va le faux billet anglais… « Cela pourrait intéresser la Banque d’Angleterre, » se dit-il, « je vais leur envoyer cela. » C’est ce qu’il fit, et M. Lecomte, qui aurait seul pu le renseigner, était alors en mission en province.

CHAPITRE PREMIER

M. HELDER RACONTE UNE VIEILLE HISTOIRE

C’était le premier grand bal mondain de la saison. Les grandes salles du Club des Terriers étaient toutes décorées et transformées. Un public des plus sélects les remplissait et en avait chassé pour une nuit les bons vieux habitués.

L’animation était déjà grande lorsque M. W. Gold fit son entrée dans le hall et passa au vestiaire pour y déposer son chapeau, son manteau et ses caoutchoucs.

M. Wenteworth Gold était un Américain d’allure assez ordinaire : de taille médiocre, visage rasé, binocle, yeux gris, il inspirait confiance et surtout ne cachait pas sa qualité d’Américain. Il vivait en Angleterre et aimait les Anglais, ce qui ne l’empêchait pas d’être un ardent patriote et de le dire. Tout cela lui valait une grande popularité dans plusieurs cercles mondains de Londres. Il était probablement riche, car il passait le plus clair de son temps à jouer au bridge aux Terriers. Il fréquentait aussi l’Ambassade Américaine où il se faisait adresser une partie de son courrier ; et il arrivait assez souvent qu’il demandât à parler à l’Ambassadeur lui-même, fût-ce à trois heures du matin…, alors, chose encore plus étrange, il se trouvait que l’Ambassadeur le recevait immédiatement.

Mais, de cela, les amateurs de bridge du Club des Terriers ne se doutaient nullement. Ils tenaient Gold pour un bon camarade, un peu curieux peut-être, mais c’était tout.

En sortant du vestiaire, M. Gold gravit le grand escalier des galeries et se pencha sur la balustrade pour jouir du spectacle de la foule. Il aperçut l’Ambassadeur d’Espagne avec sa fille, échan-gea un salut avec le Chargé d’Affaires d’Italie ; il vit encore Mme Granger passer dans le hall avec son cortège d’admirateurs et se demanda nonchalamment où une faible femme pouvait trouver la force de passer si aisément de la Cour du Tribunal où se plaidait son divorce à un grand bal où tant de regards impertinents allaient l’accueillir.

M. Gold remarqua aussi la présence de Comstock Bell. Ce jeune homme l’intéressait beaucoup depuis quelque temps. Et il observait d’un œil amusé les œillades de nombre de jolies femmes à l’adresse de son compatriote riche et célibataire. Mais celui-ci ne paraissait pas s’apercevoir de l’attraction dont il était l’objet ; grave et droit, les épaules larges, les tempes déjà grisonnantes quoiqu’il n’eût pas trente ans, il allait et venait au milieu des groupes comme un jeune dieu égaré qui regretterait l’Olympe.

— Très curieux, dit M. Gold à mi-voix.

— Qu’est-ce que vous trouvez curieux ? dit quelqu’un à côté de lui.

— Tiens, c’est vous, Helder ! s’exclama Gold. Ces mondanités vous intéressent donc ?

— Je ne sais trop, répondit l’autre. Cela m’intéresse, d’un côté, et m’ennuie de l’autre. Mais vous trouviez quelque chose de curieux dans ce spectacle… Qu’était-ce donc ?

Gold sourit, prit son pince-nez dans la poche de son gilet, et en essuya soigneusement les verres.

— Tout est curieux à observer, dit-il enfin ; la vie et les circonstances de la vie ; le plaisir et la recherche du plaisir ; l’ambition des uns, la folie des autres… Tout paraît au fond anormal, étrange, curieux… oui, c’est le mot que je prononçais tout à l’heure.

Helder était aussi très visiblement Américain ; grand et massif, face rubiconde, lèvres épaisses, il avait toute l’allure d’un bon vivant. Il était fort connu. Toujours prêt à dire un bon mot, à rire des plaisanteries des autres, accueillant, jovial et très au courant de tous les commérages mondains, il avait tout ce qu’il faut pour jouir d’une large popularité.

— Vous dites que tout est anormal, répondit-il à Gold… Ça dépend de ce que vous trouvez normal, c’est-à-dire en somme du point de vue auquel vous vous placez…

— Mon point de vue ? C’est celui de l’homme que ces fêtes n’intéressent nullement !

— On ne le dirait pas, mon cher Gold. Vous paraissez prendre intérêt à tout au monde. Un ami me disait hier encore que vous êtes plus au courant des secrets de la politique européenne que notre Ambassadeur lui-même.

Gold ne répondit pas et se remit à considérer la foule brillante qui encombrait les salons. Il n’aimait pas Helder et, pour un homme de sens rassis comme lui, ce ne devait pas être sans cause. Au milieu du bourdonnement des voix, des rires, des appels, Gold entendit son nom à plusieurs reprises, et il sourit d’un air bonhomme et satisfait.

— Avez-vous vu Comstock Bell ? demanda tout à coup Helder.

— Oui, répondit Gold sans relever les yeux.

— Il a l’air préoccupé, n’est-ce pas ?

— Vraiment ? riposta Gold en jetant un rapide coup d’œil à son interlocuteur.

— Il m’a semblé. Et c’est bizarre pour un homme si riche, indépendant, qui a tous les succès désirables…

— Ce sont des choses qui arrivent, fit Gold sèchement.

— Je parlais de lui l’autre jour avec Villier Lecomte, continua Helder.

Gold ne perdit pas son air détaché et sceptique, mais concentra toute son attention… Il se rendait compte que la conversation qui s’amorçait n’était déjà plus un futile échange de mots quelconques, mais que Helder, pour une raison ou pour une autre, voulait lui parler de Comstock Bell.

— Avec qui, dites-vous ?

— Avec Villier Lecomte, répondit Helder. Vous le connaissez, je crois ?

Oui, Gold connaissait bien le sous-chef de la Sûreté de Paris ; sans exagérer, il le connaissait même très bien, mais il avait des raisons péremptoires pour ne pas le laisser savoir.

— Non, dit-il, je ne connais pas ce Monsieur… quoique ce nom me dise quelque chose…

— Villier Lecomte est Sous-Chef de la Sûreté de Paris, reprit Helder. Il était ici à Londres, l’autre jour, et je l’ai rencontré au Club…

— Ce doit être un homme intéressant, fit Gold poliment.

— Oui, et il m’a parlé de Comstock Bell, répondit Helder, en scrutant attentivement la physionomie de son interlocuteur.

— Mais en quoi Comstock Bell peut-il bien mériter l’intérêt du chef policier ? A-t-il tué quelqu’un ?

— Eh ! eh ! N’auriez-vous vraiment jamais rien entendu dire sur le compte de Bell ?

— C’est ce que je n’ai jamais entendu dire qui m’intéresse, fit Gold, et je compte sur vous pour m’en instruire.

— Enfin, voyons, vous savez bien que Bell fit autrefois partie du « Club du Crime » ?

— Le « Club du Crime » ? Que diable est-ce que c’était ?

Helder hésita à poursuivre. Ils n’étaient pas seuls à regarder la fête du haut de la galerie. Une jeune fille qui s’appuyait à la balustrade à côté de lui pouvait entendre tout ce qu’il disait. Et autour d’eux il y avait une constante allée et venue de gens qui montaient ou descendaient.

— Eh bien, se décida-t-il tout de même à dire, vous vous rappelez sûrement cette mauvaise plaisanterie qu’un groupe d’étudiants avait faite à la police il y a quelques années en constituant un Club ou une association secrète dont chaque membre s’engageait à commettre un grave méfait passible d’emprisonnement. Cela se passait à Paris d’ailleurs, où le quartier latin est assez frondeur, et Comstock Bell fut un des fondateurs de la Société.

— Très original, dit Gold. On dut en guillotiner quelques-uns…

— Non, mais cela fit un certain bruit. L’association fut vite désorganisée, et comme la plupart des malfaiteurs d’occasion avaient eu soin de prendre de faux noms, il y eut peu de sanctions… quoiqu’on eût des preuves matérielles…

— Ah, oui, maintenant je me souviens de cette affaire de faux billet de banque attribué à un étudiant… S’agissait-il donc de Comstock Bell ?

— Eh bien, on ne sait trop, mais je sais qu’il a été soupçonné par la police française ; lui et un autre… mais comme l’enquête n’a pas été suivie jusqu’au bout, on ne sait pas…

— Très intéressant, fit Gold… mais, excusez-moi, j’aperçois notre Ambassadeur ; je dois aller le saluer.

À ce même moment, Comstock Bell promenait son ennui dans les salons du Club. Il avait le cœur serré, la vie même avait perdu tout attrait pour lui… Il lui tardait de quitter cette foule bruyante et de se retrouver seul à seul avec lui-même. Il se dirigeait vers la salle de billard convertie ce soir-là en salle de concert, lorsqu’il s’entendit appeler. Il se retourna et aperçut Lord Hallingdale.

— Bell, lui cria ce dernier, je vous cherche depuis des heures. Je vais faire prochainement une croisière en Méditerranée, avec quelques amis ; êtes-vous des nôtres ?

— Désolé ! Merci. Déjà pris.

— Pour un voyage ?

— Aux États-Unis, oui. Ma mère ne se porte pas très bien et je lui ai promis d’aller passer quelques jours auprès d’elle.

Il passa plus loin. Il venait d’inventer cette excuse, car il n’avait aucune intention de quitter l’Angleterre, pas du moins tant que certaine affaire à laquelle il pensait ne fût arrangée.

Il traversa un autre salon très encombré, et, comme sa haute taille lui permettait de voir jusqu’au fond de la salle, une voix fraîche et jeune murmura à son oreille : « Heureux homme ! »

C’était Mme Granger qui lui souriait de tout son visage charmant.

— Voulez-vous grimper sur mes épaules ? lui répondit-il.

Il était un des rares jeunes hommes de son monde qui osait se montrer naturel avec elle en public ; et Mme Granger, de son côté, aimait beaucoup le seul homme qui la connaissait pour ce qu’elle était, ne la méprisait pas et ne cherchait nullement son intimité.

— Oh, trouvez-moi un endroit plus tranquille, dit-elle. Je suis affreusement lasse de cette cohue !

Il la guida jusqu’en un petit salon à peu près désert. Elle poussa un soupir de soulagement en s’asseyant.

— Mon cher ami, dit-elle, j’ai bien besoin de votre aide !

— Alors, ce que je peux faire de mieux pour vous, c’est de vous offrir un exemplaire encadré des Dix Commandements.

— Je vous en prie, épargnez-moi ! Je suis au-dessus des Commandements… ils ne sont faits que pour être violés. Non, non, j’ai besoin de quelque chose de plus substantiel.

Leurs yeux se rencontrèrent et elle lut dans les regards de Comstock Bell une immense pitié.

— Ne me regardez pas comme cela, dit-elle vivement ; je n’ai que faire de votre sympathie. Je ne suis pas folle, je suis seulement désespérée et « au bout de mon rouleau », comme on dit… Il me faudrait de l’argent pour voyager, aller à l’étranger, oublier et me faire oublier… On me méprise parce que j’ose venir ici après… après ce que vous savez… mais je suis bien forcée… Oh, je voudrais fuir ! disparaître pendant quelques années !

Elle se tordait les mains et avait des regards de bête traquée.

Quelqu’un approchait. En se détournant, Bell vit que c’était Helder qui passait, affectant un air indifférent.

— Venez me voir demain, dit-il à Mme Granger, et je crois que je pourrai vous être utile.

— Vous êtes trop bon, répondit-elle à voix basse. Ne puis-je à mon tour… vous rendre… d’une façon ou d’une autre… ?

Il secoua la tête, laissa la jeune femme aux soins d’un de ses adorateurs qui arrivait et se dirigea vers le vestiaire. Il y trouva Gold.

— Vous partez déjà ! lui dit ce dernier.

Bell se mit à rire.

— Oui, dit-il. Ces sortes de distraction me fatiguent. Je dois me faire vieux. Mais vous-même paraissez avoir les mêmes intentions ?

— Les affaires, les affaires inexorables, fit Gold en endossant son pardessus. De quel côté allez-vous ?

— Je n’en sais rien.

— Quand la jeunesse ne sait pas où elle va, c’est le diable qui l’attire, s’écria Gold en riant. Accompagnez-moi.

Ils sortirent ensemble, tandis que d’une fenêtre d’un des salons, deux yeux brillants épiaient l’alerte silhouette du jeune homme.

— Allons à pied si cela vous est égal, dit Gold. Il ne pleut presque plus et cet air frais fait du bien.

— Volontiers.

Ils suivirent Pall Mall en silence jusqu’au coin de Haymarket. Mais à ce moment, la pluie se mit à tomber avec violence. Gold héla un taxi.

— Fleet-Street ! cria-t-il au chauffeur.

La voiture n’avait pas fait cinq cents mètres qu’il se ravisa et, passant la tête à la portière, donna de nouveaux ordres :

— Conduisez-nous à Victoria, dit-il. Et traversez le square.

— Vous avez changé d’avis ? interrogea Bell.

— Non, dit calmement son interlocuteur ; seulement, il faut croire que je suis un personnage si important que nombre de gens emploient les plus précieuses heures de leur existence à me filer… N’avez-vous pas remarqué que nous étions suivis ?

— Non, je ne m’en étais pas aperçu…

— Je voudrais vous demander une chose, Bell… Ne connaissez-vous pas un certain Willetts ?

— Willetts ? fit le jeune homme d’un air rêveur et nonchalant…

— Oui, c’est un banquier ou quelque chose comme cela… quoiqu’on ne sache pas grand’chose de ses affaires. Il a un bureau dans Moorgate Street ou près de là…

— Non, dit Bell, je ne le connais pas.

Il y eut un long silence. Gold regardait par la portière et inclinait la tête à intervalles réguliers comme s’il comptait quelque chose.

— Je crois que je vais descendre ici, dit-il tout à coup et il frappa à la petite fenêtre derrière le chauffeur. Ils étaient au beau milieu du parc de Mall, désert à cette heure de la nuit, et où les voitures, selon les ordonnances municipales, ne pouvaient circuler que fort lentement dans l’allée principale.

Le taxi s’arrêta.

— Gardez la voiture, dit-il à Bell et faites-vous conduire où vous voulez.

Bell acquiesça : – Soyez donc assez bon pour dire au chauffeur de me mener jusqu’à Cadogan Square ; je rentre chez moi.

Il entendit Gold répéter ces instructions, et à ce moment un homme sortit de l’ombre.

— Vous êtes M. Gold ? fit l’inconnu d’une voix sourde.

— Oui.

— Vous aviez un rendez-vous ici ? reprit le nouveau venu.

Le moteur était arrêté, et le chauffeur était descendu pour le remettre en marche. Bell ne fit aucun effort pour écouter la conversation, mais ne put s’empêcher d’entendre ce qui se disait si près de lui.

— Vraiment ? répondait Gold d’un ton moqueur.

— Vous le savez bien ! grogna l’étranger… Et voilà pour vous.

Un coup de revolver claqua dans le silence de la nuit.

Bell sauta hors de la voiture. Gold, souriant au bord du trottoir n’avait pas été atteint. Son assaillant n’était plus qu’une ombre inconsistante qui s’évanouissait au loin.

— Voilà un de mes amis qui oublie son joujou, fit Gold en ramassant le revolver que l’homme avait laissé tomber.

CHAPITRE II

VÉRITÉ MAPLE

Un peu plus tard, cette nuit-là, M. W. Gold prit à la gare Victoria un billet de première, aller et retour, pour Peckham Rye. Il se promena un moment sur le quai en fumant un cigare, puis monta en voiture. Penché à la portière, il ne cessa, jusqu’au départ du train, d’examiner attentivement les voyageurs qui allaient et venaient devant lui. Il ne s’attendait à rien d’anormal, mais il prenait tout de même ses précautions.

Il était seul dans son compartiment, car ce n’était pas encore l’heure où l’on rentre des théâtres. Il lui fut donc loisible de relire une lettre qu’il avait reçue avant de sortir ce soir-là ; il la relut même deux fois ; après quoi, la sachant par cœur, il la déchira en quelques centaines de minuscules carrés de papier qu’il jeta par pincées successives, de moment en moment, par la portière.

L’attaque dont il venait d’être l’objet ne le souciait pas beaucoup, mais il se préoccupait plutôt de l’absence de celui avec qui il avait eu réellement rendez-vous dans le square.

Il arriva à destination, descendit dans une rue animée, la traversa, tourna à sa droite, se dirigeant vers les quartiers endormis et peu fréquentés de ces immenses faubourgs. Il s’arrêta devant une décente petite villa toute plongée dans l’ombre. Aucune lumière aux fenêtres, mais il savait qu’il était attendu. Il frappa, et très vite, la porte lui fut ouverte par une jeune fille.

— Vous êtes M. Gold ? demanda-t-elle à voix basse.

— C’est la seconde fois qu’on me le demande cette nuit, répondit M. Gold avec un petit rire, mais j’espère que maintenant ma réponse affirmative n’aura pas le même résultat que tout à l’heure.

La jeune fille referma la porte et lui aida à enlever son par-dessus.

— Que vous est-il donc arrivé ? interrogea-t-elle d’une voix harmonieuse et douce.

— Oh, rien ! Du moins, rien d’immérité. Comment va votre oncle ?

Elle ne répondit pas, puis poussa un léger soupir. M. Gold secoua la tête, songeant que le génie de Maple était sans doute de l’espèce qui avoisine le plus la folie… La jeune fille le guida le long d’un corridor étroit et sombre jusqu’à une arrière-cuisine où un homme mal rasé, grand, très pâle, un peu débraillé et sans faux-col, était assis devant la table. Appuyé au dossier de sa chaise, la tête renversée en arrière, les mains dans ses poches, il regardait vaguement devant lui.

La table était couverte d’éprouvettes, de microscopes, de toutes sortes d’instruments de précision. En voyant entrer son visiteur, l’homme eut un sursaut, il tendit une main un peu tremblante.

— Bonjour, M. Gold, dit-il en se levant.

Gold le regarda d’un air de reproche.

— Maple, dit-il, vous m’aviez pourtant promis… Il s’arrêta songeant que la jeune fille était là…

— As-tu une chaise à offrir à M. Gold ? demanda Maple à sa nièce.

Elle apporta un siège. Elle était remarquablement jolie. Gold avait beaucoup entendu parler d’elle, mais c’était la première fois qu’il la voyait. Bien prise dans une robe simple mais de bonne coupe qui lui allait à ravir, elle donnait une impression de souplesse et de grâce éminemment séduisantes. De ce teint d’un blanc qui n’est pas pâle, mais au contraire riche de sang et de florissante santé, elle attirait encore par ses beaux cheveux d’or sombre, par la ligne extrêmement pure de ses sourcils.

Ce visage charmant éblouit un peu l’excellent M. Gold. Il n’était pas insensible à la beauté. Il avait rencontré durant sa vie de nombreuses femmes qui passaient pour très belles, mais encore dans la physionomie de celle-ci, il y avait quelque chose d’éthéré, une signification spirituelle qu’il ne connaissait pas.

Elle rougit un peu devant ces regards admiratifs.

— Excusez-moi, lui dit-il enfin, mais votre oncle m’avait tellement parlé de vous…

— Je crains, dit-elle, que mon oncle n’importune les gens en leur chantant mes louanges !

Sa voix, son maintien étaient d’une personne parfaitement bien élevée.

M. Gold, se détournant, rencontra alors le regard de Maple tout chargé de tendresse et d’inquiétude… C’était en effet une affaire toute nouvelle dans sa vie de vieux célibataire que d’avoir la charge de cette jeunesse. Son frère aîné venait de mourir et il avait recueilli sa fille qui exerçait dès lors sur lui la plus heureuse influence.

Gold s’empressa de le rassurer.

— Je suppose, lui dit-il en s’asseyant près de lui, que votre nièce est au courant de nos affaires…

— Oui, je lui ai à peu près tout dit, et on peut avoir confiance en elle.

Maple aussi parlait avec une distinction native et comme quelqu’un qui a reçu une bonne éducation.

Il prit un portefeuille sur la table et en sortit une liasse de billets de banque. C’étaient des billets américains de cinq dollars qui ne se distinguaient du modèle courant que par leur couleur. Il y en avait de verts, de mauves, de jaunes comme si quelque mauvais plaisant s’était amusé à les teindre au hasard d’une déplorable fantaisie. Maple les étala sur la table. Il y en avait une vingtaine. Gold les considéra d’un air irrité :

— Et vous dites qu’ils sont tous faux ?

— Oui, dit l’autre, tous. La marque du Trésor, la seule que l’on ne puisse photographier, manque…

Maple était lancé maintenant sur son sujet favori ; il s’animait et la couleur revenait à ses joues.

— Je sais cela, dit Gold. Mais, l’encre employée ?

— Parfaite ! fit Maple d’une voix pleine d’admiration. Je l’ai soumise à tous les réactifs usités, et ne lui ai trouvé aucune différence sensible avec celle qu’emploie votre Gouvernement.

— Et les filigranes ?

— Là aussi, imitation parfaite. J’ai ici un instrument d’une sensibilité merveilleuse avec lequel je peux mesurer l’épaisseur des impressions… et je peux vous assurer que tout est régulier sur ces billets… D’ailleurs, je vous dirai une chose qui va probablement vous étonner, c’est que l’auteur de ces billets n’a pas eu recours à la photographie…

Tout cela, reprit-il en frappant du doigt sur la liasse déposée devant lui, est gravé… Je le reconnais parce que… parce que… au fait, n’importe… Mais j’en suis sûr. Ces billets sont tirés sur une presse spécialement construite pour cela, et le papier est identique à celui des établissements officiels de Washington.

Il considéra encore les billets épars, puis les rassembla et les remit dans le portefeuille.