Couverture

Louis Monnet

VOYAGE DE FAVEY ET GROGNUZ

ou deux paysans vaudois à l’Exposition universelle de 1878

Illustrations : E. Déverin

1880

édité par la bibliothèque numérique romande

www.ebooks-bnr.com

LE DÉPART

(30 septembre 1878.)

La grande Exposition universelle, qui a attiré dans la capitale de la France des millions de curieux venus de tous les coins du monde, reporte tout naturellement la pensée vers ce temps encore si peu éloigné de nous où l’on mettait cinq ou six jours pour aller de Lausanne à Paris.

Quelles angoisses n’éprouvait-on pas dans nos vieilles diligences ? Que les nuits paraissaient longues, lorsque, cahotés dans ces lourds véhicules, brisés de fatigue sur de méchants coussins et gagnés par le sommeil, on allait piquer une tête dans la poitrine de son voisin, qui accueillait toujours très peu gracieusement ces marques de tendresse.

L’espace laissé aux jambes des voyageurs était si restreint qu’on ne tardait pas à souffrir d’un engourdissement général, de crampes intolérables, jusqu’au moment où quelqu’un n’y tenant plus, proposait de mélanger les fémurs et les tibias qui s’arrangeaient dès lors en X, au grand soulagement de tous.

Les voyages à Paris étaient si rares que dans nos campagnes ils prenaient l’importance d’un événement ; à tel point que lorsqu’un de nos compatriotes revenait au pays après quelques années de séjour dans la grande ville, on ne l’appelait plus que le Parisien. Et tous de l’entourer pour lui faire raconter les merveilles auxquelles il avait assisté.

Aujourd’hui :

« Tiens ! d’où viens-tu ? Je ne t’ai pas aperçu cette semaine. »

— J’ai été à Paris pour traiter une affaire qui n’est pas encore bouclée. J’y retourne demain.

À la gare, vous rencontrez presque toujours quelque connaissance, une valise à la main.

— Adieu, comment vas-tu ? Très-bien et toi. — Parfaitement.

Drelin, drelin, drelin… Les voyageurs pour Pontarlier, Dijon, Paris, en wagon !

— Excuse-moi, je vais faire un tour à l’Exposition.

— Vraiment. Si tu rencontres mon frère François, fais-lui mes amitiés… N’oublie pas la cousine, tu sais, rue Vide-Gousset, 29.

Un autre jour, c’est un train de plaisir qui entraîne vers Paris des centaines de gens impatients de voir cette ville célèbre dont ils entendent parler dès leur enfance, et cette vaste Exposition internationale, qui fait l’étonnement du monde entier.

Aussi comment résister à l’attraction d’un train de plaisir qui vous prend le soir à Lausanne, vous dépose le lendemain matin à Paris et vous rend, huit jours après, à votre famille et à vos amis, pour 30 ou 40 francs !

Ceux qui ont succombé à la tentation sont nombreux. Je suis un des coupables.

En fourrant à la hâte dans mon sac quatre ou cinq chemises, autant de paires de chaussettes et quelques paquets de cigares, – au risque de me faire aggrédir par les douaniers français, – j’entrevoyais déjà Paris, qui m’apparaissait au loin comme un mirage enchanteur. Je l’avais vu il y a quinze ans ; c’est égal ; cette diable de ville est comme le bon vin : elle rappelle.

De bonne heure à la gare, je monte en wagon et me blottis dans un angle assez convenablement capitonné. On m’avait dit, plusieurs jours à l’avance : « Tâchez de prendre un coin ! » Mais les amis qui me disaient cela ne songeaient guère que la même recommandation avait été faite à plusieurs, et qu’à chacun des 600 voyageurs prenant le train de Paris, une femme, un frère ou un voisin avait sans doute dit : « Tâchez de prendre un coin ! »

Sans compter les francs-maçons, qui en veulent trois.

Bref, je pris possession du mien, et en voyant la foule arriver à flots sur le quai, je dis tout bas comme le maréchal : « J’y suis, j’y reste. »

Sans que je m’en doutasse, il y avait au milieu de cette foule, à laquelle notre aimable et obligeant chef de gare, organisant le départ, donnait ses ordres, deux personnes qui allaient bientôt devenir pour moi de fidèles, trop fidèles compagnons de voyage, hélas !

Tirant de ma poche le Paris-diamant, je résolus de ne plus m’inquiéter que de ma course et de parcourir ce livre intéressant jusqu’à l’heure où la nuit et le sommeil venant me surprendre, il glisserait mollement de mes mains. Dans ce moment de douce quiétude, deux gros garçons de Thonon et trois Genevois, dont les figures rayonnantes de joie et richement colorées n’accusaient guère de privations, sautent dans le wagon et déposent à mes pieds leurs gros sacs, bourrés de vivres et de liquides.

Et vive la joie !… Le moyen de lire tranquillement et de méditer, au milieu de pareils boute-en-train.

Le changement de train à Pontarlier amena dans notre compagnie un jeune compatriote, étudiant en médecine, à Berne. Son caractère doux et affable, sa conversation intéressante, tempérèrent peu à peu l’exubérante gaîté de mes voisins. Attirant notre attention sur l’heure avancée de la nuit, il nous proposa une partie de sommeil.

De nombreux flacons s’étaient vidés en route et le calme se fit peu à peu. Il est de ces influences auxquelles on ne résiste pas indéfiniment.

L’étudiant sortit un plaid de son porte-manteau, et, au moyen de quatre épingles, le fixa au plafond du wagon pour atténuer la lumière du quinquet, qui ne jeta plus sur nos têtes qu’une pâle lueur. Je vis alors Genevois et Chablaisiens se coiffer d’une casquette souple et se mettre à l’aise. Tous se turent, et je me dis en m’arrangeant dans mon coin : Enfin !… nous allons pouvoir dormir en paix.

Hélas ! ce n’était qu’un moment de transition. Bientôt un concert des plus étranges vint troubler mon sommeil. Il y avait là des cornets, des trompes, des hautbois, des clarinettes fêlées. De ma vie je n’ai entendu ronfler si désagréablement.

Cette aubade insupportable dura depuis minuit à deux heures du matin. Je ne sais si l’un des instruments en réveilla un autre ; le fait est qu’à ce moment-là un des Genevois assénant une vigoureuse claque sur le dos de son voisin, lui cria d’une voix enrouée par un sommeil en torticolis :

— Voyons, Arthur, faisons-nous un piquet ?

Et, au bout d’un instant, tout notre monde était en liesse.

À Dijon, un employé ouvre vivement la portière et pousse un voyageur dans notre compartiment.

— Monsieur, nous sommes au complet.

— Pas du tout, réplique l’employé.

— Pardon, nous sommes huit, c’est le nombre fixé pour le train de plaisir ; on nous l’a dit à Lausanne ; on nous l’a répété à Pontarlier.

— Pontarlier est en Suisse ; cela ne me regarde pas !…

— En v’la un géographe ! ajouta le Genevois.

Et le piquet d’aller son train.

À Sens, arrêt de 20 minutes. Il faisait jour. Je me promenais devant le buffet, lorsque deux braves paysans m’abordèrent :

— T’emballe si ne voilà pas le Conteur !

— Où allez-vous comme ça ? leur dis-je.

— Eh bien, pardieu, on y va.

— Où ? à Paris ?…

— Alors !… Écoutez-voir, mossieu, nous autres paysans de la campagne, on ne sort pas souvent, mais on nous en a tant raconté de cette exposition que nous avons dit : L’année est dure, mais ça fait rien ; nous voulons voir cet’affaire.

— Bon, bon, vous avez bien fait.

— C’est pas pou dire, mossieu, mais ça nous fait bien plaisir de vous voir. En arrivant, nous boirons un bon verre ensemble. Et pis dites-voir, puisque vous connaissez déjà Paris, ça vous ferait-il rien de nous aider à trouver une chambre ?…

— Aie ! Aie ! dis-je à part moi, te voilà pris !…

L’ARRIVÉE

Le train se remet en marche. Les premières lueurs du jour ne nous arrivent qu’avec peine à travers la brume d’un ciel gris et triste. Le paysage monotone et vague, ajouté à la fatigue de la nuit, dispose au sommeil. Je m’endors jusqu’au moment où la conversation s’anime dans le wagon et où j’entends parler de Fontainebleau, dont nous approchons. Fontainebleau ! À ce mot, mille souvenirs historiques éveillent ma pensée. Voici la forêt célèbre qui a vu tant de souverains, tant de cours opulentes, tant de ces bruyantes chasses à courre desquelles le roi revenait tout glorieux d’avoir tué quelques-uns de ces lapins de garenne qui fourmillent dans tous les fourrés et qui, dans leurs courses folles, viennent souvent se heurter aux jambes des promeneurs. La chose ne sera pas difficile à croire, si l’on songe à la rapidité avec laquelle ce petit rongeur se multiplie. Un voyageur anglais assure qu’une paire de lapins ayant été transportée dans une île, il s’en trouva 6000 au bout d’une année.