Armand de Pontmartin

Les Jeudis de Madame Charbonneau

Publié par Good Press, 2022
goodpress@okpublishing.info
EAN 4064066080334

Table des matières


INTRODUCTION
LES JEUDIS DE MADAME CHARBONNEAU
I
II
L'HOMME BIEN INFORMÉ
III
IV UN MAIRE DE VILLAGE
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
XIII
HISTOIRE D'HARPAGONA ET DE PLOMBAGÈNE
XIV
XV
XVI
XVII
XVIII
XIX
XX COMME QUOI IL N'EST PAS NÉCESSAIRE POUR FAIRE UN FOUR , D'ÊTRE AUTEUR DRAMATIQUE
XXI
XXII

INTRODUCTION

Table des matières

A
UN ANCIEN AMI[1]

Il y a seize ans, je vous dédiai mon premier ouvrage: permettez-moi de vous offrir celui-ci. Si je voulais me rendre intéressant, je vous dirais qu'il sera probablement le dernier. Ce que je crois, du moins, c'est qu'il sera, dans ma vie littéraire, une date, peut-être une crise.

J'avais d'abord songé à faire des Jeudis de madame Charbonneau une sorte de protestation de la province contre la centralisation parisienne; mais cette centralisation formidable offre ce caractère particulier, que tous, tant que nous sommes, nous trouvons constamment d'excellentes raisons pour la combattre, et que nous cherchons sans cesse de mauvais prétextes pour lui céder; nous passons notre temps à en médire et à la subir: cette thèse a donc tous les inconvénients du lieu commun sans un seul de ses avantages.

Il est trop naturel, d'ailleurs, de tomber du côté où l'on penche. Dès la trentième page, j'ai été invinciblement entraîné à ajuster dans ce cadre provincial mes souvenirs personnels et parisiens. Ceci m'amène, mon cher ami, à aborder avec vous une des faces de celle question délicate.

Vous vous souvenez, j'en suis sûr, de nos premières rencontres, de ces commencements d'intimité que votre aimable accueil me rendit plus doux encore, et auxquels je fais allusion dans un des chapitres de ce livre: Heureux temps, où je redevenais jeune par l'enthousiasme et l'espérance! saisons printanières dont les meilleurs moments s'écoulèrent dans ce joli pavillon de la rue de Lille ou sur ce gracieux coteau de la Celle-Saint-Cloud, au milieu du groupe choisi que réunissait votre hospitalité charmante! soirées délicieuses où aucun nuage ne se glissait entre vos hôtes, où Gustave Planche, Gleyre, Émile Augier, Ponsard, tendaient une main amie au légitimiste très-peu fier, à l'aristocrate un peu râpé! J'en appelle à votre témoignage: Vous faisais-je alors l'effet d'un énergumène, d'un Zoïle, d'un détracteur à priori de nos célébrités? Je ne demandais qu'à estimer, à admirer et à aimer. Que de sympathies pour les œuvres! que d'illusions sur les hommes! Ce n'était pas d'un goût de dénigrement, mais d'un excès de confiance que vous aviez à me préserver. Aussi obscur que peut l'être un grand homme d'arrondissement, aussi âgé que les moins jeunes d'entre vous, je puis affirmer dans toute la sincérité de mon âme que jamais le sentiment de mon infériorité ne dégénéra en un mouvement d'envie.

Maintenant, comment a-t-il pu se faire que, de ce point de départ, je sois arrivé où je suis? Comment l'agneau s'est-il changé en loup, le lilas en chardon, le ramier en hibou, l'or pur en un plomb vil? Comment, sans trop d'invraisemblance, a-t-on pu m'accuser d'apporter dans ma critique tous les défauts contraires à toutes les qualités que j'avais alors? Je ne saurais me le dissimuler, il n'y a pas, dans la république des lettres, de citoyen plus impopulaire que moi. J'ai eu à traverser d'orageux trimestres, pendant lesquels il m'était impossible d'ouvrir un journal sans m'y heurter contre mon nom encadré dans une malice, souvent plaisante, quelquefois grossière. Je ne suis pas même Fréron,—ce serait trop beau,—mais Patouillet ou Nonotte, une espèce de long fantôme noir aux doigts crochus, qu'offusque la lumière du soleil, et qui va, le soir, ramasser dans les ruines quelque grosse pierre pour la jeter à nos plus glorieuses statues. Journalistes de la démocratie en sabots, comme les beaux esprits du Siècle, ou en gants jaunes, comme les raffinés de la Presse, courtisans du Palais-Royal, littérature officieuse, républicains pour rire, vaincus de carnaval, libéraux de mardi-gras, haute et basse bohême, tous m'ont déchiré avec un ensemble d'autant plus édifiant que j'étais plus faible, plus seul et plus désarmé. En province même, où nos passions littéraires ne pénètrent pas, à Montpellier, dans cette ville intelligente, polie, savante, qui a été le berceau d'une partie de ma famille et où je compte encore des parents et des amis, il s'est trouvé un homme,—heureusement, ô ma belle France, c'est un Anglais,—pour écrire ceci: «M. de Pontmartin, à qui il sera beaucoup pardonné, parce qu'il a beaucoup détesté!»—Oui, j'ai lu, de mes propres yeux lu cette phrase incroyable dans le journal de M. Danjou, l'ennemi des nudités en marbre et un des plus sévères gardiens de la morale publique;—et personne n'a réclamé!

Encore une fois, quel est le mot de cette énigme? Voulez-vous, mon cher ami, que nous le cherchions ensemble?

Notre malheur à tous a été la révolution de Février; et je puis me rendre cette justice, que je l'ai, dès le premier jour, instinctivement maudite et haïe. Si, comme on l'assure, quelques-uns de nos politiques les plus éminents se sont créés un précédent fâcheux en saluant à son aurore notre seconde République, on ne trouvera pas pièce pareille dans mon dossier. Dès que j'ai eu à ma disposition un carré de papier, je me suis attiré les colères rouges de la Réforme, en racontant l'histoire d'un invalide civil, pensionnaire des Tuileries, mort pour avoir avalé un diamant, et en annonçant à mademoiselle Rachel que la Marseillaise ne lui porterait pas bonheur. Cette aversion instinctive n'avait rien de politique; non: c'était l'homme de lettres qui se sentait transporté, avec ses amis et ses adversaires, dans une atmosphère malsaine et violente, où nous allions tous perdre une des plus précieuses qualités de la critique: la mesure. Quand les Proudhon, les Raspail, les Blanqui, les Louis Blanc, les Cabet, mettaient chaque matin en circulation les théories les plus monstrueuses, quand le spectre de 93 était sans cesse évoqué et glorifié, quand les manifestations et les émeutes servaient de commentaires à chacune de ces pages sinistres, nul ne songeait à s'étonner ou à se plaindre si les hommes placés à l'extrémité contraire forçaient le ton pour se faire entendre au milieu de cet inexprimable chaos. A des folies, à des injures, à des menaces, nous répondions par des duretés et des rudesses, et ce genre de polémique paraissait tout simple à tout le monde, à commencer par nos antagonistes. C'était un orchestre,—un charivari, si vous le voulez,—où le diapason était, de part et d'autre, tellement haussé, que celui qui aurait voulu ne jouer que la note juste aurait fait de cette justesse une dissonnance. Nous avions, en outre, pour complice la société tout entière; oui, la société qui, enrageant tout bas de s'être laissé surprendre, voulait se dédommager en détail et nous excitait à redoubler de fureur, à ne ménager personne, à briser les dangereux instruments de ses plaisirs de la veille, à remonter aux sources de ce désordre moral, dont la traduction brutale tapissait les murs et courait les rues. On ne trouvait jamais que nous en eussions assez dit, et nos violences les plus excessives furent écrites sous la dictée des hommes du monde les plus distingués et les plus polis. On est si terrible, quand on a peur! Mes articles sur Béranger, qui ont mis dans ma littérature, jusque-là si paisible, un peu de bruit et tant d'amertume, sont de cette époque; et, à cette époque, nul ne fut scandalisé de voir un royaliste, deux fois vaincu, en juillet 1830 et en février 1848, attaquer l'homme qui avait le plus contribué à ces deux révolutions. Et madame Sand! il fallait entendre les cris de fureur qui retentirent, lorsqu'on l'accusa d'avoir rédigé ce fameux bulletin de la République, qui éclata comme une bombe sur Paris consterné; il n'y avait pas de roman, pas de chef-d'œuvre qui tînt: ce jour-là, si un vil réactionnaire de notre espèce, oubliant Valentine, André, Mauprat et vingt autres récits merveilleux, l'eût criblée de sarcasmes et d'invectives, il eût été le héros de la ville, sinon de la cour. Et Victor Hugo! on joua, en 1850, sur un théâtre du boulevard, un mélodrame tiré de Notre-Dame de Paris. J'en profitai pour montrer où nous avait conduits tout doucettement cette Esméralda, fille de Marion Delorme et de Manon Lescaut (nous n'avions cependant pas encore Marguerite Gautier et la baronne d'Ange); et tel était alors le courant d'idées, que ma diatribe qui, dix ans plus tard, aurait paru trop forte pour l'Univers, obtint un grand succès de vingt-quatre heures, non pas, comme on l'a dit, auprès du vicaire de mon village, mais auprès de mes confrères de la Société des gens de lettres. Et Eugène Sue! nous avions inventé, pour combattre sa candidature, un brave homme, nommé Leclerc, dont le fils avait été tué du bon côté des barricades et dont on n'a plus jamais entendu parler. Nous fûmes battus, comme toujours; mais quelle verve, quelle véhémence, quelle indignation collective contre l'auteur de ces Mystères de Paris qui nous avaient pourtant si passionnément amusés! Ainsi l'exigeait, ainsi nous armait en guerre la société elle-même, cette société qui, dans des jours plus calmes, avait su par cœur et s'était raconté avec délices les chagrins de Mathilde, les crimes de Lugarto, les vertus de Rochegune, les prouesses de Rodolphe, les douleurs de Fleur-de-Marie, la réhabilitation du Chourineur et les misères de Couche-tout-Nu. Elle ne nous permit pas même d'épargner ce noble et doux Lamartine, le plus pur assurément de tous ceux qui ont fait du mal à leur pays sans le vouloir et sans le savoir; Lamartine qui nous offrait pour sa rançon de poëte, Graziella, Raphaël et Geneviève; Lamartine, cet être léger et sacré, que Platon eût mis peut-être à la porte de sa République, mais qui du moins avait pacifié et apprivoisé la nôtre; hélas! il fallut encore immoler celui-là; tant la violence était dans l'air! tant les représailles semblaient naturelles! Heureuses encore, heureuses les républiques où l'on ne se grise qu'avec de l'encre!

Qu'en est-il résulté? ce que l'on pouvait aisément prévoir. Après cette phase ardente, quand tout est rentré dans l'ordre, quand les plus poltrons ont été rassurés, quand toute cette démocratie exubérante a été disciplinée et muselée, le pli était fait, l'habitude prise; l'ut de poitrine de nos antipathies et de nos colères avait passé à l'état chronique: nous ressemblions à ces chanteurs de province qui, à force d'avoir crié, ne peuvent plus chanter. Nous étions atteints, les uns contre les autres, d'une sorte de surexcitation qui, chez plusieurs d'entre nous, n'est pas encore calmée. Dans le fait, pourquoi ce qui paraissait vrai en 1849, ne le serait-il plus en 1859? Pourquoi ceux qui nous applaudissaient alors, nous tourneraient-ils le dos aujourd'hui? Immédiats ou ajournés, les périls n'ont-ils pas la même origine et la même cause? Y a-t-il une morale pour les temps d'angoisses, et une autre morale pour les temps de sécurité? Y a-t-il un goût, une critique, une littérature à l'usage des gens qui tremblent, et une autre littérature, une autre critique, un autre goût à l'usage des gens tranquillisés? Théoriquement, cela ne devrait pas être; en réalité, cela est: l'homme est une créature essentiellement inconséquente; la société, c'est l'inconséquence de chacun multipliée par l'inconséquence de tous. Il y a plus: le régime nouveau plaçait hors du contrôle, c'est-à-dire des attaques de la presse, tous les pouvoirs politiques, tous les personnages officiels qui avaient défrayé autrefois la verve des journalistes. Il n'y avait plus rien à faire ni à dire de ce côté-là. Il fallait pourtant un dérivatif, une soupape à cet esprit français, gaulois, frondeur, railleur, qui risque d'éclater si on le comprime. Cette soupape, c'est nous-mêmes, et à nos frais et dépens, qui nous la sommes fournie à nous-mêmes. Nous nous sommes mis à nous déchirer mutuellement, entre gens de lettres, faute de pouvoir dévorer des ministres, des ambassadeurs, des généraux et des princes! Ainsi, d'une part, nous étions à peine guéris de cet accès de fièvre de quatre années, qui nous avait laissé, surtout aux vaincus, une irritation nerveuse; d'autre part, cette irritation ne pouvait plus s'exercer que sur nos confrères. Et quelles différences, grand Dieu, sans compter la susceptibilité proverbiale de notre épiderme? Quand des hommes tels que M. Guizot, tels que le maréchal Bugeaud, tels que M. Thiers, tels que le duc de Broglie, étaient attaqués, insultés même dans un article presque toujours sans signature, il n'y avait pas d'offense. La fonction, le service public, le personnage couvrait l'homme: ce n'était pas un individu moqué ou invectivé par un autre individu; c'était une puissance sociale aux prises avec cette puissance anonyme qu'on appelait l'opposition ou la presse. Mais un simple et très-simple homme de lettres qui vit de plain-pied avec son persécuteur, qui n'est ni plus ni moins que lui, et que l'on peut se montrer du doigt sur le boulevard au moment où l'article qui l'exécute circule encore de main en main! Celui-là n'est pas une abstraction, une généralité, la personnification d'une idée, d'un pouvoir, d'une doctrine: quand on le blesse, c'est bien son sang qui coule! Assurément, il ferait mieux de se taire, de pardonner, de s'en remettre à la justice ou à l'indifférence du public, d'attendre que le temps cicatrise sa blessure; mais demandez donc cette preuve de patience ou de sagesse à ces natures passionnées, fiévreuses, irascibles, qu'un rien exalte, que tout prédispose aux sensations extrêmes, et qui ont sans cesse à leur portée l'instrument de leur supplice—et de leurs représailles! On prétend que les ténors, les médecins, les avocats, les généraux (pour ne citer que quelques professions bien diverses), sont tout aussi susceptibles, tout aussi enclins que les auteurs à médire les uns des autres. Mais les ténors chantent au lieu d'écrire; les médecins n'opèrent que sur leurs malades; les généraux préfèrent l'action à l'écriture, et les avocats soulagent leur bile aux dépens de leurs clients: nous, au contraire, c'est notre dangereux privilége, que les occasions de nous attaquer mutuellement fassent, pour ainsi dire, partie de notre profession même. De là ces haines, ces querelles littéraires, qui sont sans doute de tous les temps, mais qui, ce me semble, s'enveniment et se multiplient dans le nôtre. Et remarquez un détail que j'ai pu vérifier à mes risques et périls. Dans ces petites guerres à coups de plume, les plus agressifs, ceux qui, par état ou par goût, ont tour à tour immolé toutes les grandeurs et toutes les faiblesses de ce monde, sont justement ceux qui s'étonnent et s'irritent le plus, si une de leurs victimes essaye de riposter. Au lieu de relire Corneille, et de répéter avec Auguste:

Quoi! tu veux qu'on t'épargne, et n'as rien épargné!

Ils éprouvent la sensation du chasseur qui verrait tout à coup un lièvre au gîte se saisir d'un revolver et faire feu sur son ennemi. Puis, après ce premier mouvement de surprise, quel redoublement de colères et d'injures!

Voilà, mon cher ami, comment, sans vocation préalable, sans méchanceté naturelle, avec le vif désir de trouver tous ses confrères bons, aimables, spirituels, dignes de toutes sortes de respects et d'hommages, on peut se voir, malgré soi, transporté dans cette sphère orageuse où les fleurs de rhétorique se hérissent d'épines, attiré par le tournoiement de cette meule où s'aiguisent les sarcasmes et les épigrammes. «Je ne déteste pas les coups, mais à la condition de les rendre,» écrivait récemment un des maîtres de la critique contemporaine. Le mot est vrai et triste, comme presque tout ce qui est vrai. Ce qu'y perd la dignité des lettres, déjà si compromise par les préjugés d'une partie du public, ce qu'y deviennent ce calme, cette paix, cette liberté d'esprit, si nécessaires à l'enfantement des œuvres sérieuses, nous nous le sommes dit bien souvent, vous pour vous encourager à rester dans votre rôle de conteur cher à toutes les imaginations délicates, moi pour prendre d'excellentes résolutions auxquelles j'ai maintes fois manqué. Afin d'élever un peu la question et d'échapper à ce moi qui n'a pas cessé, depuis Montaigne, d'être haïssable, laissez-moi vous signaler deux symptômes qui m'ont frappé dans ces querelles, et qui me semblent appartenir plus particulièrement à notre époque. La vanité, chez les gens de lettres, est certainement un bien vilain défaut; mais d'abord on pourrait invoquer en sa faveur la parole évangélique: «Que celui qui n'a pas péché, lui jette la première pierre!» Ensuite, ce défaut est l'envers de qualités, d'illusions du moins, sans lesquelles le travail du littérateur ne serait qu'un supplice continuel. Évidemment, l'homme qui, arrivé à un certain âge et ayant déjà écrit, persiste à écrire encore, est un idiot s'il ne croit pas avoir du talent, ou un hypocrite s'il a l'air d'être de l'avis de ceux qui lui en refusent. Inhérente d'ailleurs à l'exercice même de la pensée, la vanité,—qui chez les hommes de génie s'appelle l'orgueil,—ne peut pas compter parmi les bas instincts de la nature humaine: il sied donc de l'amnistier ou à peu près. Mais, depuis quelque temps, et surtout chez nos nouveaux auteurs, la vanité semble constamment se doubler d'une question d'argent: ceci tient à la physionomie de plus en plus commerciale que prend notre littérature: on a très-bien fait, à coup sûr, d'organiser son budget, de créer des caisses, de grossir les droits d'auteurs, de fixer et de prolonger la propriété littéraire, de s'arranger, en un mot, pour démentir la tradition proverbiale qui veut que les écrivains et les poëtes meurent de faim. Dans notre siècle, où le superflu devient de plus en plus le nécessaire, il eût été cruel et absurde que les travailleurs, les hommes de talent demeurassent condamnés au brouet noir, pendant que les agioteurs s'enrichissaient en dix minutes. Par malheur, les mœurs de ces hommes d'argent, qui ont failli devenir nos maîtres, ont pénétré et fait école parmi nous. Aujourd'hui un grand succès est surtout une bonne affaire. On évalue avec admiration et envie les sommes qu'ont rapportées le Duc Job et le Pied de Mouton, celles que rapportent les Intimes. Le critique qui parle d'un livre nouveau avec une sévérité polie, n'est plus du tout un juge qui exerce un droit; il n'est plus même un censeur morose qui blesse une vanité, un esprit mal fait qui méconnaît les beautés et exagère les taches; il est bien pis que tout cela; on le traite de créature malfaisante, coupable d'avoir diminué les bénéfices d'une affaire, d'avoir entravé la circulation d'un objet de négoce. L'auteur critiqué semble lui dire: «Attendez au moins que ma première édition soit vendue!»—C'est le contraire de l'Intimé, criant: «Frappez, j'ai quatre enfants à nourrir!»—Il y a eu, dans le bizarre épisode de Gaëtana, un détail que l'on n'a pas remarqué, parce qu'il est tout à fait en harmonie avec ces nouvelles mœurs dont je parle. L'auteur de Gaëtana a écrit quelque part: «L'élite des polissons de Paris (ceci n'est rien, c'est le mot de l'homme en colère), qui m'ont volé le fruit de sept ou huit mois de travail.»—Voilà le trait de mœurs. M. About a dix fois plus d'esprit qu'il n'en faut pour savoir que sa pièce est très-mauvaise; qu'elle aurait eu, dans des circonstances ordinaires, sept ou huit représentations, dont six au moins devant les banquettes; il sait aussi que l'écrivain qui travaille pour le théâtre court une foule de chances: n'être pas reçu, n'être pas joué, n'être pas applaudi, n'obtenir qu'un succès d'estime, etc., etc., et que, par conséquent, le fruit de son travail peut très-bien être perdu sans qu'il ait à réclamer les moindres dommages-intérêts. Il sait enfin que les choses ont tourné de façon à rendre Gaëtana, sinon aussi glorieuse, au moins aussi lucrative que possible. N'importe! le naturel s'est trahi; la plaie d'argent a crié plus fort que la blessure d'amour-propre.

A ce symptôme s'en ajoute un autre qui l'aggrave et le complète. Qui dit commerce, dit annonce, et, en effet, c'est sous l'annonce aujourd'hui que disparaît la vraie critique. Ce qu'il y a de plus difficile, de plus dangereux et de plus rare, dans la littérature actuelle, c'est la vérité. Il en est du public des livres comme de celui de nos théâtres: d'un côté, la masse indifférente; de l'autre, le groupe des claqueurs. Or, ces claqueurs, ces amis, ces compères, font leur office tellement en conscience, leur admiration est tellement montée de ton, ils entourent l'auteur d'une atmosphère si chargée d'enthousiasme et d'encens, que la moindre restriction, la plus légère critique lui fait l'effet d'une insulte ou d'un blasphème. Si l'on essaye de réduire à leur juste valeur des œuvres surfaites et des succès factices, on est aussitôt assailli par une foule d'Orontes mal élevés, qui traduisent en langage d'atelier ou d'école normale, le: Je voudrais bien, pour voir..., de l'homme au sonnet. Si on laisse entendre à des fantaisistes ou humorists spirituels, qu'ils n'ont pas encore tout à fait détrôné Sterne, Lesage et Voltaire, on devient leur persécuteur, leur ennemi. Comment en serait-il autrement? L'exagération, la convention, la commandite, l'assurance mutuelle, règnent en souveraines dans le monde des lettres: on ne juge plus; on aime ou on déteste, ou bien encore on loue avec rage pour être loué à outrance. Les habiles, ceux qui veulent que rien ne trouble désormais leur quiétude, s'en tirent, ou, comme M. Théophile Gautier, à l'aide d'une bienveillance universelle, olympienne, qui rayonne également sur M. Camille Doucet et sur M. Barrière, sur M. Vacquerie et sur M. Laya, ou par des prodiges de diplomatie qui nous forcent de chercher leur vraie pensée sous des enveloppes sibyllines. Peut-on s'étonner, dès lors, qu'un homme isolé, bienveillant, mais indépendant, sympathique au talent, mais récalcitrant aux consignes, d'autant plus aigri par l'injustice de ses confrères qu'il leur apportait plus d'affection et de confiance, soulève sous ses pas des bourrasques et finisse par leur emprunter, lui aussi, quelque chose de leur maussaderie et de leur violence?

S'ensuit-il que je prétende ne m'être jamais trompé? Hélas! non, mille fois non: les questions de littérature et de goût ne sont pas soumises aux mêmes lois inflexibles que les questions de morale, de religion et de politique. Celles-là auraient, faute de mieux, l'honneur pour gardien; mais en matière littéraire, quand on fait de la critique depuis vingt ans et que tant de points de vue ont changé, l'obstination absolue serait le fait d'un fanatique ou d'un sot. Oui, je me suis souvent trompé; j'ai été trop agressif contre d'admirables talents de qui je n'aurais jamais dû oublier qu'ils avaient été les enchanteurs de mon heureuse jeunesse: j'ai cru madame Sand finie et condamnée lors de ses Mémoires: elle m'a répliqué par une gerbe de magnifiques récits. J'ai donné lieu de croire que j'étais insensible au merveilleux génie de Voltaire, moi qui ne le hais que par peur de trop l'admirer. J'ai attaqué trop aveuglément le réalisme, qui n'est que la forme, encore indigeste, mais vivace, de l'art démocratique, c'est-à-dire du seul art possible au dix-neuvième siècle. Enfin j'ai essayé de faire de la littérature aristocratique, et je ne me suis pas aperçu que l'aristocratie avait toutes les qualités possibles, mais qu'elle les gâtait par le même défaut que la jument de Roland: elle était morte. Et cependant, là encore, n'ai-je pas été victime d'une inconséquence? Quel mal ne dit-on pas, dans les romans, au théâtre et ailleurs, des riches qui restent oisifs, des gentilshommes qui donnent à la société active le spectacle de leur désœuvrement, toujours inutile, souvent coupable? Or, si le plus humble de ces gentilshommes, si le plus pauvre de ces riches, cédant à une vocation, malheureuse peut-être, mais sincère, se donne à la littérature, non pas à cette littérature des privilégiés qui n'est qu'un luxe de plus, mais à celle qui impose un travail incessant, use les forces, affronte les orages, accepte et affirme l'égalité moderne et finalement n'obtient ni couronnes, ni récompenses, on le traite en intrus; il semble qu'il usurpe sa place au soleil, que ses confrères doivent l'en chasser par droit de naissance et par droit de conquête; et dans ces prétendus avantages qui ne le rendent ni paresseux, ni fier, qu'il oublie et abdique en prenant la plume, on cherche une condition d'infériorité, parfois même de ridicule!

Au milieu de ces dissidences, de ces injustices, de ces représailles, de ces discordes civiles et inciviles qui ont si tristement troublé notre beau ciel littéraire, gardons au moins, mon cher ami, deux choses intactes: cet art délicat et charmant dont j'ai été le Lapeyrouse et dont vous êtes le Colomb; et cette amitié qu'ont épargnée, Dieu merci! nos vicissitudes publiques. Laissez-moi terminer cette trop longue préface par une image empruntée à ma vie rustique. Je visitais l'autre jour une grange abandonnée qui a fait partie du riche domaine de la Chartreuse de Villeneuve. Cette grange fut incendiée au commencement de la Révolution: puis sont venus les acquéreurs des terres, dont aucun n'a voulu se charger de ce bâtiment à l'aspect sinistre, dont les murailles et la toiture tombaient en ruines. Alors a commencé un travail de destruction qui dure encore: à chaque ondée de pluie, à chaque bouffée de mistral, une cloison se lézarde, une pierre se détache de la voûte, une marche de l'escalier s'effondre et va grossir l'inextricable chaos de buissons, de tuiles et de débris. De temps à autre, un mendiant vient passer la nuit dans ce gîte ouvert à tous les vents; d'autres fois, des malfaiteurs y ont attendu à la brune et dévalisé des charretiers endormis, des cultivateurs attardés. Une légende lugubre a fini par s'attacher à cette ferme maudite dont la physionomie désolée saisit les imaginations populaires et m'a donné le frisson.

Mais voici que dans une cour intérieure, au milieu de cet amas de décombres, un paysan octogénaire m'a montré un vieux pied d'aubépine, qui, dit-il, est là depuis près d'un siècle. Ravivé par notre printemps hâtif, cet arbuste allait fleurir, et une petite fauvette à tête noire y commençait déjà son nid. Ainsi, dans ce coin désert qu'avaient marqué de leur empreinte les ravages du temps, les passions de l'homme, ses crimes et ses misères, l'œuvre de Dieu se révélait encore à moi dans toute sa fraîcheur et toute sa grâce. Là où les hommes avaient mis le feu, la ruine, le meurtre, la pauvreté, le vol et l'abandon, Dieu mettait un oiseau et une fleur. Que ce soit là, mon ami, un emblème! Le malheur des temps, les vicissitudes politiques, les querelles de partis, nos déceptions, nos ressentiments, nos colères, ont accumulé en nous et autour de nous bien des débris: conservons au moins l'aubépine et la fauvette; une fleur et une chanson!

Armand de Pontmartin.

2 avril 1862.

LES JEUDIS
DE
MADAME CHARBONNEAU

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Refusé à la Comédie-Française!... Sifflé au théâtre Beaumarchais! Et voir réussir des rapsodies comme le Demi-monde, Dalilah et les Effrontés! Décidément l'art s'en va, le goût s'en va, la société s'en va, les mœurs s'en vont, les rois s'en sont allés, les dieux s'en iront; c'est pourquoi je m'en vais aussi. Ingrat Paris, tu n'auras pas ma copie! Me voici revenu à C..., ma ville natale.

C... jouit d'une réputation très-usurpée. D'abord, on m'y prend au sérieux, et il est avéré, parmi mes compatriotes, que je suis un grand homme méconnu, à qui il n'a manqué qu'un peu d'intrigue pour remplacer M. Briffaut à l'Académie; ensuite, c'est une jolie ville située dans un pays charmant. On y est de première force au whist, on y fait bonne chère; on y aura un chemin de fer en 1864. C... possède une bibliothèque, bien connue de M. Libri, une salle de spectacle, où l'on joue la Tour de Nesle tout aussi bien qu'à Montbrison, et où l'on chante Robert le Diable pas plus mal qu'à Angoulême. Donc, décentralisons! Soyons ici comme Coriolan chez les Volsques, comme Thémistocle chez les Perses, et qu'un jour Paris, stupéfait de ma gloire, regrette de m'avoir laissé partir!

Justement les lettrés du pays, sachant que j'étais dans leurs murs, ont eu une idée lumineuse: ils ont décidé madame Charbonneau, la femme du directeur de l'enregistrement, à donner, tous les jeudis, un thé avec prohibition absolue de boston et de bouillotte. On causera littérature, beaux-arts, théâtre, voyages, épisodes de la vie mondaine. Les commérages seront interdits; les conversations sur la garance, l'oïdium, la maladie des vers à soie et le drainage, sévèrement défendues. On aura de l'esprit, c'est dans le programme. De temps en temps, le monsieur de Paris (c'est de moi qu'il s'agit) résumera les questions, les saupoudrera de bons mots, et, s'il y a lieu, le secrétaire de la mairie en inscrira le procès-verbal sur un grand registre à fermoirs. Ce sera, à deux cents ans et à deux cents lieues de distance, une réduction Collas de l'hôtel de Rambouillet, réhabilité par M. Cousin. J'en serai le Godeau ou le Ménage, le Voiture ou le Trissotin.

Ici mes instincts de poëte comique se réveillent. (Oui, poëte comique, malgré les boules noires de ces cabotins de la rue Richelieu!) Il me prend envie de m'amuser aux dépens de cette Philaminte d'arrondissement, qui porte, j'en suis sûr, des turbans vert-de-gris, de ces braves gens qui en sont encore à la tragédie, au madrigal et au poëme didactique; de tous ces arriérés dont l'esprit s'habille à la mode de 1810. Chaque jeudi soir, en rentrant, j'essayerai de crayonner les scènes ou les physionomies grotesques qui auront posé devant moi; je colligerai les sottises qui se seront dites et les leçons que Paris aura données, par ma bouche, à la province ébahie. Mon temps d'exil me semblait lourd et bête; je vais le rendre spirituel et léger, en me moquant de ces imbéciles.

I

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Jeudi 15 décembre 186...

Tiens! c'est singulier; je n'ai pas ri, ou du moins, si je me suis diverti, ce n'est pas du tout de la façon que j'avais espérée. Je ne suis pas même sûr qu'on ne se soit pas un peu amusé à mes dépens.

D'abord madame Charbonneau est une Parisienne, et une Parisienne de l'espèce la plus intelligente; fille d'un artiste sans fortune, mais brillamment élevée, elle m'a rappelé ce type de la belle madame Rabourdin, si minutieusement décrit par Balzac. Son mari, enfant de Paris comme elle, a une physionomie d'ambitieux. D'ici à dix ans, elle en aura fait un receveur général. Son piano est d'Érard; elle est élève de Chopin. Elle s'habille avec cette élégance innée qui ne s'analyse pas. Rien à faire ni à dire de ce côté-là pour les mauvais plaisants. Son thé arrive tout droit de la Porte chinoise. Sa cuisinière fait les brioches comme Félix.

Pourtant, la soirée ne commençait pas mal. Une petite femme brune, la femme de l'adjoint, madame Galimard, est entrée comme une trombe cerclée de crinoline, en s'écriant: «Vous ne savez pas? Madame Burel a renvoyé Catherine!»

Pourquoi madame Burel avait-elle renvoyé Catherine? Un cordon bleu qui avait refusé trois cents francs de gages chez le sous-préfet! On se perdait en conjectures, et cette grande nouvelle menaçait de faire tort aux causeries annoncées, quand la maîtresse de la maison, tournant vers moi son regard pénétrant, me dit avec un spirituel sourire:

—Décidément, nous sommes incorrigibles... Vous nous trouvez bien cancaniers, n'est-ce pas, monsieur le Parisien?

J'allais répondre. M. Dervieux m'a prévenu; c'est le président du tribunal.

—Mon Dieu, madame! ne nous humilions pas trop, et souvenons-nous que les hommes sont partout les mêmes. Au lieu de laisser à monsieur le temps de tourner un compliment ou de déguiser une épigramme, je vais vous raconter ce que j'ai vu de mes yeux et ouï de mes oreilles. La province vous semble avoir le monopole des commérages, des caquets dont parle la Bruyère dans sa fameuse page sur la petite ville. Eh bien, c'était aussi mon avis en 1845, quand je partis pour Paris, où j'allais terminer mon stage. J'avais vingt-cinq ans, et, avant de me décider à être tout à fait magistrat, je désirais essayer de la littérature. Avec quel bonheur je me dis qu'enfin je sortais de notre atmosphère cancanière, que je n'entendrais plus que des gens spirituels, causant sur des sujets élevés et des idées générales, que je n'aurais affaire qu'à des artistes, des savants, des écrivains, des inventeurs, des critiques, trop occupés de leurs pensées, de leurs travaux, de leurs ouvrages, pour s'informer de ce qui se passait chez le voisin! Grâce à un hasard providentiel, je me trouvai, au bout de six mois, dans une société essentiellement artistique et littéraire, composée d'un éditeur célèbre, de deux académiciens, d'un philosophe, d'un poëte, de trois peintres et d'un professeur au Conservatoire. Inutile d'ajouter que, dans ce glorieux cénacle, je me proposais, moins ambitieux que Juvénal, de tout écouter et de ne rien dire. Hélas! hélas! six autres mois ne s'étaient pas écoulés, voici ce qui se passait: médisances et caquets pleuvaient comme grêle. L'éditeur avait rompu avec le philosophe; les deux académiciens ne se saluaient plus; le poëte était brouillé, à hémistiches tirés, avec deux des peintres, et il était question d'une rencontre entre le troisième peintre et le professeur. Tout ce petit monde se criblait réciproquement dans un tamis que Pézenas ou Draguignan eût envié à la rue Jacob. Il est vrai que la plupart de ces messieurs avaient des femmes; mais comment supposer que ces dames eussent leur part dans ces bavardages? Vous ne me croiriez pas si je vous le disais, et je me garderai bien de vous le dire...

J'étais battu sur mon propre terrain, et je m'abstins de répliquer; je savais par expérience à quel point M. Dervieux était dans le vrai. J'essayai de m'en tirer à l'aide d'une phrase sur l'éternelle similitude de l'homme à travers ses variations apparentes, sur le contraste des cadres ne servant qu'à faire ressortir l'uniformité des tableaux, et je me résumai en ces termes:

—La prétention de l'homme est de se différencier constamment, et sa destinée est de se ressembler toujours.

—A qui le dites-vous? interrompit M. Verbelin, le juge d'instruction; et, prenant sur la table le livre de M. Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe, il ajouta:

—N'êtes-vous pas d'avis que toutes les fautes, tous les malheurs de l'illustre auteur des Martyrs ont été causés par son orgueil?

—Oh! oh! pensai-je, voici un Philistin de première force; je tiens ma revanche.

Et je m'inclinai en signe d'assentiment.

—Eh bien, monsieur, reprit-il, je suis d'une génération qui avait fait de M. de Chateaubriand l'idole, le demi-dieu de sa jeunesse. Pourtant, à force d'entendre dire qu'il était plein d'orgueil, j'avais fini par répéter à part moi: «M. de Chateaubriand est orgueilleux; c'est bien extraordinaire. Tant pis pour lui! Je vais chercher un grand écrivain qui soit modeste; je n'aurai que l'embarras du choix.» Là-dessus me voilà portant mon admiration et mon culte à M. de Lamennais. Peu d'années après, l'on m'apprend que M. de Lamennais a été égaré par l'orgueil. Je passe à M. de Lamartine; je le vois découragé, vieilli, accablé, et l'on me crie: «L'orgueil l'a perdu.» Je cours à M. Victor Hugo; il était à Jersey, et tout le monde redisait en chœur que c'était l'orgueil qui l'avait mené là. Je songeai à M. de Balzac; je sus que, non content d'être un immense romancier, il avait écrit, en grosses lettres, sur la porte de son cabinet de travail: «Être par la plume ce que Napoléon a été par l'épée, et n'avoir pas de Waterloo.»—Je me rabattis sur M. de Vigny; je le rencontrai dans un salon où l'on causait littérature, et je le trouvai fermement convaincu que le théâtre français a fini à Chatterton, le roman à Cinq-Mars, et la poésie à Eloa... J'en conclus que la vanité était probablement une maladie littéraire, et je me promis de ne plus fréquenter que des gens illettrés. Je repartis pour le chef-lieu de mon département. Deux amis intimes, Paul et Gustave, venaient de rompre une amitié de quinze ans, parce que Gustave avait supplanté Paul auprès de la première chanteuse du théâtre. «Tu comprends bien, me dit l'amant éconduit, que je tenais très-peu à Léocadie; elle chante faux, elle a de fausses nattes, un œil plus petit que l'autre, et le nez rouge dès qu'elle veut monter au si bémol suraigu; mais l'amour-propre!»—J'arrive à mon chef-lieu de canton, une petite ville de trois mille âmes. Deux proches voisins, un peu parents, et les plus honnêtes gens du monde, avaient cessé de se voir et de se parler, parce que l'un des deux avait été nommé membre du conseil municipal, et que l'autre avait échoué... «Vous entendez bien, me dit le candidat malheureux, qu'au fond cela m'est bien égal; c'est même une corvée que j'évite, mais chacun a son petit amour-propre.»—Enfin, je prends gîte dans mon village; on savait que j'étais avocat. Le lendemain, je vois entrer un pauvre paysan; il me demande en sanglotant s'il n'y a pas moyen de se dédire d'un marché où il va payer cent écus un tas de fagots qui vaut cent francs. «Mais, malheureux! lui demandai-je, comment vous y êtes-vous laissé prendre?—Ah! monsieur, hu! hu!... c'est que Jean Pécoul, le marguillier, voulait les fagots; il a poussé jusqu'à deux cent nonante francs... hu! hu!... et je n'ai pas voulu qu'il les ait... Ah! ma pauvre défunte (explosion de sanglots) me le disait bien: «Jacques, la vanité te ruinera!...» Ce fut là ma première consultation; je la donnai gratis. Je mis quelque argent dans la main de Jacques, en lui disant: «Mon ami, je vous félicite et vous remercie; vous venez de réhabiliter M. de Chateaubriand.»

Le récit de M. Verbelin acheva de m'aplatir. Madame Charbonneau l'écoutait d'un petit air approbatif. L'assistance me regardait, comme pour me dire: «Eh bien, monsieur le poëte comique, avez-vous toujours envie de vous moquer de nous?» Y aurait-il donc des Parisiens en province, comme il y a des provinciaux à Paris? Les chemins de fer, le nivellement démocratique, le va-et-vient perpétuel d'une société que le centre attire sans cesse et renvoie marquée de son empreinte, tout cela a donc effacé les différences, les disparates sur lesquelles je comptais pour rire? Ces idées vagues se pressaient dans mon cerveau, et je commençais à perdre contenance, lorsque l'on annonça M. Toupinel.

Figurez-vous un homme de quarante-cinq à cinquante ans, haut en couleur, un peu gros, drapé plutôt que vêtu dans un de ces amples habits noirs que les hommes politiques ont mis à la mode; possédant une de ces physionomies goguenardes qui dénoncent un amateur de bonne chère, un chanteur de chansonnettes ou un mystificateur de salon. Il portait sous son bras un énorme rouleau de papiers. Son entrée fit sensation.

—La parole est à M. Toupinel! s'écria l'assemblée.

—La parole est à M. Toupinel! dit madame Charbonneau.

—Oh! pour le coup, fis-je dans un nouvel aparté, voici le provincial de lettres dans toute l'expansion naïve de son type primitif; voici la proie que j'attendais. Je suis sûr que ce rouleau de papiers recèle dans ses flancs un poëme sur les vers à soie ou une tragédie de Ménélas. Il va m'indemniser, à lui tout seul, de toutes mes railleries rentrées. Attention!

On a fait silence; mais, au même moment, la pendule de madame Charbonneau a sonné onze heures; c'est l'heure classique de la dispersion générale et du couvre-feu, dans l'honnête ville de C... Madame Charbonneau a servi une tasse de thé à M. Toupinel en le grondant d'être venu si tard. Il a rengainé son rouleau de papiers. Chacun a repris son paletot, son parapluie et ses socques en répétant: «A jeudi prochain!»

Jeudi, je saurai peut-être ce que renfermait le rouleau de papiers de M. Toupinel.

II

Table des matières

Jeudi, 22 décembre 186...

...Décidément je suis mystifié, et, pour être du parti des rieurs, je me vois forcé de me déserter. M. Toupinel et son rouleau de papiers n'ont pas été ce que je croyais. Je m'attendais à des vers du cru, à une tragédie du terroir, à de la prose de chef-lieu d'arrondissement, et je m'apprêtais à rire; or, voici ce qui est arrivé:

Je suis entré chez madame Charbonneau à huit heures précises. La société était au grand complet. M. Toupinel, assis devant une petite table garnie d'un verre d'eau sucrée et d'une lampe Carcel, semblait me guetter au passage comme un animal féroce guette sa proie. Il tenait à la main son éternel rouleau, l'instrument de mon supplice, pensais-je; je ne croyais pas si bien dire!

Après que j'ai eu convenablement salué la maîtresse de la maison et ses habitués, après les premières escarmouches sur la pluie et le mistral, il s'est fait un silence solennel. M. Toupinel a décacheté et déplié son paquet, et, au lieu du manuscrit attendu et redouté, j'ai aperçu des liasses de journaux parisiens de toutes les nuances et de tous les formats, des pages de Revues, des fragments de livres et de brochures... Je ne comprenais pas encore. «Est-ce que ce monsieur, me disais-je, tient un cabinet littéraire par échantillons?»

—Jeune homme, m'a dit M. Toupinel avec la gravité d'un président de cour d'assises, votre présence dans nos murs (ils y tiennent!) va me fournir l'occasion de me dégonfler un peu. Un de mes amis, poëte et homme d'esprit par-dessus le marché, vient de publier, sous cet heureux titre: les Bévues parisiennes, un petit livre dont vous avez sans doute entendu parler, et où il prouve, pièces en mains, que vos beaux messieurs du feuilleton et du premier-Paris auraient bien besoin qu'on leur enseignât ce qu'ils sont censés nous apprendre. Moi, je me suis livré, depuis vingt ans, à un travail analogue. J'ai rassemblé, dans les dossiers que voici (il y en avait bien une trentaine), les éléments du procès qui s'instruira tôt ou tard contre le mensonge parisien. J'y prouve, à l'aide de citations exactes et soigneusement datées, qu'il n'y a pas un de vos illustres qui ne se soit contredit cinquante fois sur les hommes et sur les choses; qu'il est littéralement impossible à un lecteur de bonne foi de démêler le vrai et le faux au milieu de ces jugements contradictoires, dont les motifs cachés, souvent inavouables, se découvriraient presque tous dans les plus ignobles coulisses de la comédie parisienne; que ce prétendu bel esprit s'approvisionne constamment, même chez les plus applaudis et les mieux rentés, d'anecdotes et de bons mots qui traînent, depuis des siècles, dans tous les anas, de phrases toutes faites, ou, pour parler votre langage, de rengaines aussi vieilles que le premier calembour de M. de Bièvre; et que, si l'on retranchait des courriers de Paris, des vaudevilles, des mélodrames, des petits journaux, des petits volumes à couverture jaune, verte, brune, grise ou bleue, les niaiseries ou les redites, le billon ou la fausse monnaie, il n'en resterait pas de quoi faire l'aumône à un pauvre de province. Voulez-vous quelques exemples? Tenez: dossier no 7; lettre L.; chapitre des chanteurs et de la critique musicale.

Je suppose un provincial comme moi, débarqué de la veille à Paris et regardant les affiches de spectacle:

«Opéra.—Ce soir, seconde représentation du Trouvère: M. Lélio chantera le rôle de Manrique.